Introduction
Dans cet article, il s’agira de mettre en exergue l’articulation de travaux sur le genre et les migrations (Miranda, 2001, Ouali, 2003, Quiminal, 2005, Oso casa, 2005, Catarino et Morokvasic, 2005, etc.), deux champs d’étude important mais quand ils sont imbriqués restent encore trop peu analysés. Et pourtant, de tout temps les femmes ont toujours migré. Mais elles sont restées invisibles dans les écrits encore peu nombreux pour évoquer les parcours de ces femmes, leur travail, leur intégration, leur accueil.
L’exemple que je souhaite présenter dans cet article soulève l’accueil qui est fait aux « dames de fraises[1] »(Arab, 2018), ces saisonnières marocaines qui partent chaque année cueillir la fraise dans la province de Huelva en Espagne. Elles sont des milliers à partir travailler quelques mois en Espagne et à retourner ensuite chez elles au Maroc, dans le cadre d’un programme de migration circulaire en partenariat entre les deux pays qui a débuté en 2007. Ces femmes sont choisies directement dans le pays d’origine, avec des critères discriminants : elles doivent être femmes et avoir des enfants en bas âge pour être sûr du retour. Elles sont majoritairement issues de milieux modestes. Et elles subissent un certain nombre de violences liées à leur statut de genre, de « race » et de classe[2] avant, pendant le parcours, et à leur arrivée.
Du recrutement au pays d’origine, à leur arrivée en Espagne pour le travail pour quelques mois, avant un retour obligatoire vers le Maroc, ces femmes doivent s’adapter à de nouvelles temporalités, et vivent une parenthèse spatio-temporelle, qui leur ai dicté par le travail, la migration circulaire et le système migratoire dans lequel elles s’inscrivent. Il y a d’abord la phase de recrutement au Maroc par les sélectionneurs marocains. Puis, à l’arrivée, le temps s’arrête. Confinées entre elles, loin des centres urbains, c’est un nouvel espace-temps qui s’organise. Le travail quant à lui est rapide, elles doivent être rentables. Elles doivent aussi s’habituer à un nouvel environnement social, de travail. Et si elles restent, elle basculent du statut de saisonnière migrantes au brutal statut de harragate[3]. Comment parler d’accueil de migrantes, quand le programme qui les fait venir a pour objectif qu’elles ne restent pas ? Comment évoquer l’intégration et l’accueil, la réussite de l’installation, quand ces dernières sont justement destinées à ne pas rester ? Comment le choix du sexe des migrant.e.s, la précarité et la vulnérabilité des migrantes, les attaches familiales sont des ingrédients puissants à une perte de repères temporelles pour ces femmes ? Comment les harragates, celles qui restent, en particulier le groupe des femmes qui ont accusé leur employeur de harcèlement au travail et harcèlement sexuel, gèrent-elles leur temps et les différents statuts par lesquels elles passent ?
Le vocabulaire est aussi intéressant à analyser avec des qualificatifs des saisonnières par les institutions (ANAPEC et FUTEH[4]) : les « génériques » pour celles qui partent pour la première fois, les « répétitrices » pour les autres, les « évaporées » ou « fugueuses » pour les harragates, celles qui restent. Les types de contrats sont nommés les « contrats en origine », pour expliciter le recrutement dès le pays d’origine et signifier aussi le retour.
Pour répondre à ces questions, je m’appuierai sur plusieurs enquêtes : les enquêtes réalisées entre 2009 et 2012[5]et deux autres enquêtes (2017 et 2018[6])en Espagne et au Maroc.
Cet article a comme objectif d’apporter un nouvel éclairage sur une migration féminine peu étudiée, une migration où émancipation, violence et souffrance se croisent pour dessiner un portrait particulier d’une de ces migrations féminines. A partir du cas des« dames de fraises », je montrerai à quel point finalement, ce programme a fabriqué brusquement le phénomène du hrig, alors même que l’objectif était de « lutter contre l’immigration clandestine ».
1. Identifier, sélectionner et recruter : le travail de l’ANAPEC au Maroc
Au travers des « contratos en origen » (Redondo Toronjo, 2007), ou les contrats en origine, c’est depuis le Maroc que des femmes saisonnières sont recrutées pour aller cueillir les fraises en Espagne. Les agences régionales del’ANAPEC, avec l’aide des collectivités territoriales (agents territoriaux des communes et moqadem[7] se mettent à la recherche des femmes qui pourront partir pour quelques mois travailler dans les champs de fraises de la province de Huelva.
Zahra, mère célibataire, est partie la première fois en Espagne pour la cueillette des fraises en 2008.
- Zahra, le temps rapide de la décision et du départ
En juillet 2017, Zahra travaille dans un hôtel de Beni Mellal. Elle y fait le ménage, la vaisselle, prépare les chambres. Elle y est depuis son retour d’Espagne en mai 2017. D’après elle, l’année 2017 a été positive. Elle a gagné plus d’argent que les années précédentes. Elle a toujours participé, chaque année, à la récolte des fraises. Elle est heureuse d’être choisie tous les ans pour y retourner. Si Zahra est une femme sérieuse au travail, elle nous fait part, néanmoins, de ses regrets de ne pas avoir un titre de séjour lui permettant de circuler et de travailler librement en Espagne. Mais elle se rappelle que son enfant est encore jeune, et que c’est pour cela qu’elle a continué à préférer la circulation à la sédentarisation en Espagne qui implique une séparation de plusieurs années avant la régularisation. Zahra est née à Aït Mhamed, à 20 kilomètres de la ville d’Azilal au centre du Maroc. Ils sont neuf frères et sœurs dans sa famille. Elle est issue d’un milieu très pauvre et vit dans la maison familiale avec ses frères et sœurs, mais aussi avec son oncle et sa tante, ses cousins et cousines. Elle n’est jamais allée à l’école et a été bergère quand elle était plus jeune. Après un mariage tardif avec un ancien combattant migrant en France, dont elle se sépare quelques mois après, elle connaitra une aventure avec un jeune homme de son village. De cette relation naitra un enfant. Les difficultés économiques et sociales débutent au moment où elle accouche d’un enfant qui sera le fruit de cette relation hors mariage, interdite juridiquement au Maroc. En plus de déshonorer sa famille, qui l’exclue de la sphère familiale, elle est stigmatisée dans le village :
« Puis mon frère m’a fait revenir à la maison. Mon père ne m’a pas parlé pendant encore quatre mois alors qu’on était sous le même toit, car j’avais déshonoré la famille. Ma mère pleurait beaucoup. J’ai beaucoup regretté ce qui s’était passé ».
C’est un fonctionnaire de la commune d’Azilal qui, la première fois, la sensibilise au départ vers l’Espagne. Elle a peur mais en même temps se dit qu’elle n’a plus rien à perdre, que sa vie est déjà difficile puisque sa famille proche continue à la renier. Elle se fait aider par ce fonctionnaire qui lui explique les pièces à fournir pour son dossier à l’ANAPEC. Cet agent lui dira « c’est des filles comme toi qu’on recherche ». Elle se rend à l’agence de Beni Mellal sans y croire. Et elle répond aux conditions demandées. Elle fait sa carte d’identité puis son passeport et se rend à la réunion d’information à Mohammedia. C’est une véritable aventure pour elle qui commence. Tout était la première fois pour elle : « La première fois que je faisais des papiers d’identité, la première fois que j’allais à Beni Mellal (ville se situant à 80 km d’Azilal où se trouve l’agence ANAPEC régionale), la première fois que je voyais la mer, la première fois que partais de mon village, la première fois que je prenais le bateau, la première fois que je traversai la frontière… ». Zahra doit s’organiser avant le départ. Elle revoit sa mère et lui confie l’enfant. Zahra part donc en Espagne en 2008 pour trois mois, puis en 2009 pour deux mois. Puis chaque année jusqu’à aujourd’hui.
Ces femmes voient leur destin brusquement basculé, de femmes pauvres sédentaires elles vont se retrouver plonger dans le travail des serres dans les fraises de Huelva. Ce programme a particulièrement visé des femmes en marge de la société marocaine pour répondre à ce besoin de main d’œuvre agricole en Espagne. Et il est à noter qu’on est allé les chercher dans la majorité des cas.
- « Le programme de gestion éthique de l’immigration saisonnière marocaine en Espagne »
Le projet des contrats en origine s’inscrit dans le cadre du programme AENEAS (Programme d’assistance technique et financière à des pays tiers dans le domaine de l’émigration et de l’asile) lancé en 2004 et financé par l’Union européenne. Il a pour objectif de lutter contre l’immigration dite clandestine, de mieux gérer les flux migratoires, d’apporter des réponses au besoin de main d’œuvre ponctuelle de l’Espagne dans l’agriculture, tout en apportant des devises au Maroc. C’est dans le cadre de ce programme qu’est signée la convention entre la mairie de Cartaya et l’ANAPEC, dont la réalisation a bénéficié d’un budget de 1,5 million d’euros. Ce « Programme de gestion éthique de l’immigration saisonnière » est porté par le ministère de l’Emploi au Maroc et la mairie de Cartaya en Espagne. Cette dernière, en partenariat avec l’ANAPEC, doit mettre en place des espaces, des instruments et des systèmes de gestion « éthique » de cette main d’œuvre agricole. La convention en résume ainsi les tenants et aboutissants :
Le projet va mettre en œuvre un système de gestion intégrale de l’immigration saisonnière de travailleurs marocains vers un groupe de municipalités agricoles espagnoles nécessitant tous les ans une grande quantité de main d’œuvre étrangère pour les cultures de fraises et d’agrumes. Les objectifs sont de développer l’immigration légale pour les emplois temporaires entre les deux régions concernées, d’inclure dans un système global de gestion toutes les étapes de la relation employeur-travailleur ainsi que différents services pionniers à l’attention des travailleurs et de prévenir les pratiques illégales favorisant les flux clandestins et de garantir le retour après saison[8].
Pour répondre à cet objectif de migration circulaire, des conditions de recrutements sont mises en place : il faut être une femme, avoir entre 25 et 40 ans, avoir une expérience agricole, être originaire d’une zone rurale, avoir au moins un enfant de moins de 18 ans, être divorcée ou veuve et pouvoir le justifier. Le ministère de l’Emploi reçoit les demandes, via l’ANAPEC qui gère la sélection. Ces conditions permettent à l’Espagne et au Maroc de s’assurer du retour de ces femmes.
La démarche est très encadrée du départ au retour. Par l’ANAPEC tout d’abord qui fait la sélection au Maroc et les envoie ensuite au port de Tanger pour prendre le bateau qui va les mener à Tarifa. Sur place l’encadrement se fait par les employeurs espagnols et par des intermédiaires. Ce contrôle est important pour assurer le retour des femmes ensuite au Maroc. Un cadre de l’ANAPEC (entretien, juillet 2017) explique que : « les ouvrières sont informées de la nécessité de respecter l’engagement de retour et des risques auxquels elles s’exposent si elles font le choix de rester de façon clandestine sur le territoire espagnol ». Cet encadrement s’inscrit dans la politique d’externalisation des frontières de l’Europe dans les pays limitrophes, tels que le Maroc. Ce contrôle s’exerce en amont de la frontière physique et avant l’arrivée sur le territoire d’immigration, à la frontière étatique délocalisée tel que les consulats (Infantino, 2013), mais peut avoir lieu aussi dans les agences d’emploi.
2. Le brutal basculement du statut de saisonnières à la harraga : quand le temps s’arrête
A peine arrivées, les « dames de fraises » doivent être opérationnelles et se mettent donc très rapidement au travail. L’économie mondialisée de la fraise n’est possible que par sa main d’œuvre et la rentabilité de ces travailleuses.
Le temps du travail se conjugue avec un temps de confinement, de vie sociale avec des femmes qu’elles doivent apprendre à se connaitre. Les « dames de fraises » sont séparées de leur famille, de leurs enfants pendant cette période de 2 à 4 mois. Elles doivent s’adapter à ce nouveau mode de vie et s’inscrivent dans une parenthèse spatio-temporelle à durée limitée. Dans cet espace- temps du confinement, elles sont assignées à résidence dans des périmètres géographiques restreints où les mobilités sont contraintes, telles enfermées dans des bulles géographiques. En plus des conditions d’accueil, il y a ce que peut provoquer ce programme de migration circulaire. Obliger le retour à ces femmes, c’est les astreindre à revenir au Maroc, alors que certaines souhaitent, après plusieurs années d’allées et venues, restées en Espagne, en faisant franchir les frontières de ces bulles. Le temps du travail et du confinement relativement court va pour certaines se rallonger et prolonger l’indécis, tout en les plongeant dans un nouveau statut encore plus précaire qui est celui de la harraga. Rester en Espagne n’est pas sans conséquences.
« Dès qu’on est arrivées, on nous a dit qu’il ne fallait pas faire trois choses : zbala (faire les poubelles), lhrig (brûler les frontières) et lfsad (se prostituer).Si on arrivait à se tenir sur ces trois choses, on n’aurait jamais de problème ».Cet extrait d’entretien reflète les limites des libertés des saisonnières. Lhrig, bien entendu, elles y sont sensibilisées depuis le Maroc avec le discours de l’ANAPEC, et en Espagne parles employeurs qui parfois leur confisquent leur passeport, et par les intermédiaires qui les accompagnent et les contrôlent dans le travail. Mais ont-elles toujours le choix de rester ou de partir ?
- La migration circulaire, fabrique de « fugueuses » et d’« évaporées »
La migration circulaire de travail est extrêmement positive pour les pays du Nord qui ne « subissent » plus la migration d’installation, la migration dite « clandestine » ou « irrégulière ». Elle est toute bénéfique pour les employeurs, puisqu’ils ont les migrants uniquement au moment où ils en ont besoin et que ceux-ci repartent quand le travail est terminé, tout en les payant au minimum, et tout en négligeant les charges sociales (retraite, chômage, etc.). C’est déjà ce qu’observait Abdelmalek Sayad dans le premier âge de l’émigration concernant les hommes algériens qui venaient seuls en France pour travailler et que, d’une certaine manière, on ne se donnait pas la peine d’intégrer. « La société d’accueil a la conviction de pouvoir disposer éternellement de travailleurs (hommes seuls, en âge et dans les conditions physiques pour commencer à travailler de suite), sans avoir pour autant à « payer » (ou fort peu) en problèmes sociaux » (Sayad, 1977).
Cette possibilité de répétition du travail tout en n’ayant pas à tenir compte des charges sociales de ses hommes décrits chez Sayad, se retrouve dans les mots utilisés par les institutions de cette migration cette fois féminine. En plus des termes de « répétitrices », pour désigner celles pour qui chaque année le processus se répète, et les « génériques » pour celles qui partent pour la première fois, les agents espagnols qui accompagnent ces femmes nomment celles qui décident finalement de rester les « fugueuses », car elles transgressent l’interdit du retour, elles fuient, elles fuguent. Et pour l’ANAPEC elles sont désignées d’« évaporées », car elles s’échappent de leur lieu d’enfermement pour s’évaporer d’une certaine manière dans la nature. Ce non-retour des « dames de fraises » enfreint aussi les règles de la migration circulaire et l’essence même du programme qui impose le retour au pays.
De manière générale, l’Espagne a besoin de muscles, et plus particulièrement de « doigts de fée », mains délicates, douces et rentables, mais tout en étant temporaires. Il s’agit là d’une main d’œuvre précaire, abondante et peu chère. Il s’agit là de cueillir les fraises sans accueillir les dames de fraises, sans penser aux droits sociaux, d’obtenir le travail sans la travailleuse, pour reprendre l’idée de Sayad (1977). Le temporaire induit aussi le choix. C’est véritablement une « immigration choisie ». Choisie dès le territoire de départ au Maroc, selon un certain nombre de critères, choisie par l’employeur espagnol qui décide ou non de reconduire le contrat de la « dame de fraise », choisie car expulsable à tout moment, si le travail ne convient pas, choisie également car un tri peut être fait pour ne reconduire que les plus rentables, les plus efficaces, les plus dociles. Toutes ne reviendront pas par la suite. On choisit aussi le caractère temporaire, on choisit de les renvoyer une fois le travail terminé, on choisit de ne pas leur renouveler le contrat si on n’en a pas besoin. Lors d’une réunion à Ksar El Kébir (2011), des femmes m’ont dit : « On n’est pas des mouchoirs qu’on peut utiliser et jeter une fois qu’on n’a plus besoin de nous ! » Certains collectifs ont même signifié leur mécontentement lors de rassemblements et manifestations pour combattre cette « immigration choisie » en Espagne, en la nommant « immigration jetable[9] ».
- Pourquoi ne repartent-elles pas ?
La raison principale du non-respect de la condition de retour au Maroc est la peur des travailleuses de ne pas avoir d’autres opportunités de revenir travailler l’année suivante en Espagne. C’est pourquoi elles préfèrent passer en situation irrégulière. Si « bien réfléchi, bien pensé et bien rédigé » en théorie qu’il était, ce projet n’a pas passé l’épreuve des faits. Dès 2010, l’effectif est en baisse. Et toutes celles qui avaient travaillé de manière consciencieuse, d’arrache-pied et d’arrache mains, qui avaient parfois perdu de l’argent, ont été tout simplement leurrées. Sans explication, elles ne remettront plus les mains dans les champs de fraises d’Espagne. Elles avaient, pour la plupart, pourtant joué le jeu, en rentrant au Maroc chaque année. Critiquant même leurs consœurs qui avaient décidé de rester. Des anciens médiateurs eux-mêmes qui travaillaient dans l’accompagnement de ce programme de migration circulaire, longtemps défenseurs de ce programme, alorsq u’ils n’y travaillent plus en 2017, ont à leur tour souligné que les véritables perdantes étaient les femmes. Ils décrivent une dure réalité : « Le hrig s’est accentué ces dernières années, de sorte qu’une main d’œuvre féminine sans papiers est sur le marché. Avec son lot d’exploitation de la part de l’employeur agricole espagnol, des Marocains qui font des papiers, des intermédiaires qui vendent l’obtention des papiers… Le hrig s’est accentué à partir de 2014-2015 et plus encore en 2017 ». Parce que certaines n’étaient pas revenues depuis 2012[10]. Pas question pour elles d’attendre cinq ans de plus pour revenir. Car depuis la disparition de la FUTEH, et la crise économique[11], les femmes n’y croyaient plus. Et quelques-unes, qui attendaient depuis 2012 qu’un jour on les rappelle, ont dit aux médiateurs : « Je ne vais pas rentrer et attendre en espérant qu’ils vont me rappeler. Pendant cinq ans, j’ai vécu dans une grande souffrance et dans l’espoir qu’un jour ils me rappellent ». Les médiateurs marocains (entretien, 2017, Cartaya) poursuivent : « Ces femmes sont livrées à elles-mêmes et survivent grâce au travail au noir et l’aide des associations. Elles ne sont plus protégées, elles sont abandonnées à leur sort. Parfois, elles font même les poubelles pour trouver de quoi manger. »
Le hrig, aboutissement de cette migration circulaire ? Là où la migration circulaire avait pour objectif de lutter contre l’immigration irrégulière et clandestine, on observe aujourd’hui qu’elle est un élément accélérateur de la fabrique de « dames de fraises » sans-papiers en Espagne. Le hrig est une opportunité de rester pour ces femmes, et pour tenter de régulariser leur situation. Pour un cadre de l’ANAPEC (interrogée en juillet 2017, Rabat), il est important de ne pas encourager les femmes à rester dans la clandestinité :
Nous ne disposons pas de chiffres ou d’informations officielles à ce sujet. Il s’agit certainement d’une minorité, autrement nous aurions été alertés par les autorités espagnoles compétentes. Malgré la sensibilisation que nous effectuons, certaines font ce choix. Nous nous concentrons davantage sur les ouvrières qui sont sur place et qui reviennent chaque année au Maroc. Nous ne pouvons pas encourager les ouvrières à rester dans la clandestinité avec tous les risques que cela comporte. Pour les personnes qui décident pour une raison ou une autre de demeurer dans la clandestinité, le problème relève d’autres instances. Elles sont informées avant leur départ, elles ont un contrat saisonnier qui stipule qu’elles doivent revenir, elles doivent respecter les clauses de ce contrat qu’elles ont signé.
Ce cadre ajoute :
C’est vrai que le fait de ne pas renouveler leur contrat automatiquement peut leur faire peur, mais la nature de l’activité impose le recours à des contrats saisonniers. De 2008 à aujourd’hui, c’étaient des années de crise, ce qui a fait que de nombreux contrats n’ont pas été renouvelés. Mais je pense que ce n’est pas la seule raison. Il faudrait analyser le phénomène davantage pour en connaître les tenants et les aboutissants. Il est nécessaire de renforcer la sensibilisation.
Et de conclure : « Les femmes disent souvent, qu’elles préfèrent être en enfer à l’étranger qu’en enfer ici. C’est une erreur. »
On a pu observer sur le terrain en 2017 une recrudescence de celles qui sont restées. Combien sont-elles ? Personne n’a pu répondre à cette question. Ni les membres de l’ANAPEC, ni les médiateurs, ni les associations. Elles existent, elles sont de plus en plus nombreuses, et on peut supposer qu’à partir de 2012, 2013 et des années suivantes, celles qui étaient restées dès le début ont montré l’exemple et qu’il était possible d’avoir des papiers. En 2018, sur environ 15000 d’entre elles qui se sont rendues en Espagne pour cueillir la fraise, entre 10 et 25% de sont restées en Espagne (entre 1500 et 4000[12]). Lors des années fastueuses de ce programme (2009 et 2010), les responsables de la FUTEH se targuaient d’avoir un « taux de fuite » de seulement 5%.
Cette migration circulaire qui avait pour objectif d’obtenir une main d’œuvre régulière et temporaire, a finalement aussi créé des « clandestines », allant à l’encontre même du fondement principal du programme. On peut supposer encore que celles qui sont revenues en 2017, après trois, quatre ou cinq années d’exclusion, auront envie de ne pas rentrer. Zahra, retrouvée en 2017, m’a confié qu’elle regrettait de ne pas avoir fait comme Saïda (une saisonnière qui est restée en 2012, et a régularisé sa situation 4 ans après). Et qu’aujourd’hui si elle avait supporté l’exil et la situation de sans-papière, elle aurait aussi sa carte de résidence et pourrait circuler librement.
Certaines de celles que j’ai croisé ont leurs papiers, et beaucoup d’autres sont encore en procédure de régularisation.
- Il y a celles qui choisissent de rester et celles qui n’ont pas eu le choix
Sana est arrivée en 2007 à Palos de la Frontera lors de la première saison. Elle est divorcée et a deux enfants. En 2010, elle est sans papière et vit avec une Marocaine qui a un enfant en bas âge. La jeune femme chez qui Sana vit depuis quelques mois a obtenu ses papiers depuis peu. Elles sont venues toutes deux en 2007. Elles occupent un appartement avec quatre hommes Marocains. Elles n’ont pas le choix, car les loyers restent élevés par rapport à ce qu’elles gagnent, et sont obligées d’habiter en colocation. C’est un nouveau rythme de vie qui s’organise et se structure autour de l’obtention de papiers. Sana a perdu deux fois 1 500 euros pour l’achat de deux faux contrats. Mais ni l’un ni l’autre ne lui ont permis de régulariser sa situation. Pour le premier contrat que Sana a présenté, le patron ne payait pas la sécurité sociale à ses employés. Le second ne payait pas ses impôts. Pour le second contrat, Sana est passée par un intermédiaire algérien qui lui a vendu le contrat et puis a disparu. Aujourd’hui, grâce à l’aide de ses colocataires marocains, elle a réussi à se mettre en lien directement avec le patron pour lui demander des comptes. Elle dit être prête même à aller porter plainte contre lui pour faux contrat.
En conclusion
Ce système migratoire, contrôlé, géré, encadré et circulaire a montré ces limites. Alors que ce programme de gestion de la main d’œuvre saisonnière marocaine en Espagne avait pour principal objectif de lutter contre l’immigration dite clandestine, en faisant que ces femmes ne restent pas, il a finalement eu l’effet inverse, « la production légale de l’illégalité » (De Genova, 2005). Depuis que la situation s’est dégradée (plus de financement de l’Union Européenne, licenciement de certains médiateurs marocains, etc. ), le programme a véritablement contribué à la fabrique de clandestines sur le territoire en Espagne. Bien que ces dernières aient bien travailler, de manière consciencieuses, sans créer de conflit, elles n’ont pas le droit de revenir, contrairement à ce que prétendait le programme. Cette temporalité de la migration circulaire, conjugué à la temporalité institutionnelle d’un programme qui a montré ces failles, articulé à la réalité que vivaient ces femmes, a fini par convaincre des milliers d’entre elles de rester, et d’être face à une autre difficulté, celle d’être sans papière dans un pays de l’Union européenne, les soumettant à encore plus d’exploitation, de trafic, de vol et de violence. Le temps de l’aller-retour a laissé la place au temps des difficultés brutales, au temps long de la lutte et de la résistance pour obtenir des droits et notamment en se battant pour régulariser leur situation. C’est le cas en 2018, où le taux de femmes qui ont décidé de transgresser le retour au Maroc et qui sont restées en Espagne était de 20%. En 2018, c’est aussi en mars que des cas d’agressions sexuelles dans les coopératives de fraises de Huelva font la une des presses internationales (ElPais[13] enEspagne, Libération[14] enFrance, The Guardian[15] en Angleterre, le New York Time[16] pour lesEtats Unis, le site Yabiladi[17] au Maroc,etc.). En plus d’avoir peur de ne pas être choisies pour revenir en Espagne, ces violences sexuelles et de genre ont accentué la volonté de certaines femmes à résister contre le retour imposé par ce système migratoire circulaire, qui imbrique un certain nombre de violences politique, économique, sociale. Ainsi, le patriarcat, le sexisme, le racisme, le capitalisme s’entremêlent pour permettre à des femmes de cueillir les fraises de Huelva tout en refusant de les intégrer et de les accueillir.
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