Prélude

Parmi les chantiers les moins défrichés dans l'exercice de décolonisation des savoirs, au sein de l'Afrique du Nord, l'exercice nécessaire de relecture de travaux de fiction comme un des affluents de savoirs non académiques et déterminants dans le façonnement des imaginaires. Plusieurs auteurs, ayant mené une bataille esthétique et éthique décoloniale, parfois reconnue et d'autres fois non labellisée comme telle, méritent une attention particulière dans ce sens (Mohamed Khaïr-Eddine, Kateb Yacine, Abdelkébir Khatibi, Edmond Amran El Maleh, Assia Djebbar ...).

Dans cet entretien avec Kebir Mustapha Ammi, l'un des rares écrivains contemporains à poursuivre patiemment ce chemin de dépliement, de palimpseste, il s'agit de s'approcher de cette lutte contre l'effacement et l'invisibilisation de mémoires locales, à vocation universelles et faiblement reconnues comme telles. La singularité du parcours de l'auteur-invité de ce numéro de Souffle est que son écriture a en même temps cherché à combler des trous de mémoire et à esquisser une nouvelle cartographie imaginaire, à partir du Maghreb.

Ksikes : Les écrivains sont souvent reliés par un fil secret, imperceptible. Si je te disais, Kateb Yacine et Abdelkébir Khatibi, saurais-tu nous dire quels rapports te relient secrètement à leurs batailles esthético-éthiques pour écrire autrement et élargir la géographie littéraire du tout-monde ?

Ammi : Ce sont deux écrivains qui comptent beaucoup pour moi. Dans mon petit panthéon, ils reposent côte à côte et en première ligne. Kateb pour m’avoir ébloui avec « Nedjma » et Khatibi avec « La mémoire tatouée » qui interroge si finement l’art d’écrire.

« Nedjma » est une œuvre considérable, elle inaugure un seuil. Il y a un mystérieux élan dans ce livre qui ouvre le continent d’une nouvelle esthétique. On n’a pas encore épuisé les lectures de ce texte où une révolte irréfragable et une puissante poésie redéfinissent l’art du roman.

Je n’ai  jamais rencontré  Kateb et le regrette. En revanche, j’ai eu la joie de croiser Khatibi à Paris, Place Saint-Sulpice, quand j’avais vingt-trois ans, et cela a été déterminant pour moi. Nous avons longuement conversé et parlé de… Kateb surtout. J’ai interrogé Khatibi sur Kateb. Je savais ce qu’il avait écrit sur lui dans «la mémoire tatouée». Il lui vouait une grande admiration.

Cette rencontre a été  un moment de grâce. L’un de ces instants qui ne s’oublient pas. On ne s’est pas revus après cela. La vie ne nous en a pas donné l’occasion. Mais je retourne souvent dans cette Place. C’est un lieu magique. Elle était, pour Alejo Carpentier, la plus belle place de Paris. Il y a dans ses murs et dans son ciel, outre « le bateau ivre » de Rimbaud, qui a été écrit là, les silhouettes de deux écrivains  que je considère comme des amis, Kateb et Khatibi. J’aime le regard -inquiet- qu’ils portent sur le monde  -cet unique et immense bien- que nous avons en partage. Je vois cela comme un exorde  -puisque tu parles de fil imperceptible et secret-  à l’exploration  de nouvelles rives et de nouveaux horizons. Ils sont pour moi les précurseurs d’une écriture ouverte, généreuse, qui porte, dans son envers et son endroit, outre notre désir du monde, nos interrogations et celles des autres.

Ksikes : L'écriture du roman chez toi proviendrait d'une géographie intime par laquelle tu chercherais à ré-agencer le monde ou, comme tu l'écris toi-même, du "désir -irrépressible- de bâtir de nouveau le monde / pour nommer ses ancêtres ... / Pour interrompre ... l'aberrante violence du monde"[1]. D'où te vient cette volonté de réparation par l'écriture ?

Ammi : De l’enfance. Une enfance blessée. Interrompue par l’Histoire. La brutalité de l’Histoire. Celle-ci –l’Histoire- est au coin de la rue. Elle n’est pas forcément dans les conférences magistrales et les livres. La grande Histoire sévit partout. Dans les interstices du monde et les coins insoupçonnés. Elle se livre à un jeu pervers dès qu’elle le peut. C’est quasiment une vocation chez elle. De hacher, briser… Celle qui a modifié ma vie était au coin de la rue. Au coin d’une rue. Cette rue s’appelle Allal Ben Abdallah.

Nous habitons au numéro 12, en 1963, j’ai bientôt 11 ans, et je prends -brutalement- conscience que je suis étranger dans mon pays. La triste guerre des sables vient d’être déclenchée. On expulse de part et d’autre de la frontière. On veut expulser mon père, car il est algérien, les agents venus frapper chez nous pour le renvoyer chez lui, apprennent que mon père est …mort depuis plus d’un an !

Cela va laisser des traces et marquer surtout un commencement. Rien ne sera plus comme avant. Le monde s’effondre. Le monde se déconstruit sous les yeux d’un enfant. Je le rebâtis comme je peux. Car il faut le rebâtir pour donner du sens à ce que vous essayez d’être.  Sinon c’est le chaos. Alors un nouveau monde. Un nouveau monde commence. Le monde de la pensée, de l’écriture, des passerelles à bâtir pour ne pas sombrer, le monde d’une nouvelle fraternité, car je refuse la rancœur, la vengeance…

Et il faut tenir. Il faut tenir pour vivre et tout vous lâche. Vous cherchez une rampe pour vous tenir debout. C’est la nuit. Et il n’y a que vous au milieu des voix et des ombres qui peuplent cette nuit.

Vous devenez un bâtisseur. Vous réinventez les voix. Des visages. Vous luttez contre l’absence. Vous tordez le cou à l’oubli. Vos mains n’oublient jamais que vous êtes un bâtisseur, que vous ne pouvez être que ça, qu’un bâtisseur. Ce que la mémoire peut avoir négligé de retenir, vos mains le réinventent, bataillent pour le réinventer. Ce travail est essentiel, il protège de la folie.

Ksikes : Saint Augustin, Abdel Kader, Zemmouri, Ben Aïcha, Mardochée ... Voilà des ancêtres, de toutes obédiences, de ton Maghreb cosmique que tu ne cesses de réhabiliter, de renommer, de sortir de l'oubli. Je sais que tu ne le fais pas pour réécrire l'histoire mais pour mieux informer le présent, pour créer un peu plus d'équilibre dans la bibliothèque du tout-monde. Estimes-tu, à partir de là, que la fiction constitue une forme de savoir, imaginaire, non académique, mais tout autant légitime ?

Ammi : La fiction nous réconcilie avec nous-mêmes. Elle est notre seul lien avec le monde. Elle permet une plongée dans le tissu du non-dit. Dans les contradictions. La complexité. Le réel nous éloigne de notre vocation à être des hommes et des femmes libres. Des hommes et des femmes de liberté.

Le réel nous sépare de nous-mêmes. Il fait croire à ce qui n’est pas. Il tire sa force de ce que nous croyons qu’il est : un bloc de marbre inamovible et parfait sous nos yeux. Il convertit cela en preuves imparables pour contrer toutes les hypothèses qui ne lui sont pas favorables ou qui pourraient le remettre en cause.

Le réel invente des récits. Des vérités. Des peuples. Des ennemis. Il crée des mythes. Pour mettre de nouveaux yeux à la place de nos yeux. Un nouveau cœur. Une nouvelle âme.

Le réel est coupable de tant d’impostures.

La fiction va chercher très loin, en explorant les imaginaires et en ne s’interdisant rien. Elle creuse et fouille avec l’obstination d’un archéologue pour mettre au jour les blessures et les rêves qui sédimentent les imaginaires.

Ksikes : En revenant aux deux cas précis de Mardochée et de Ben Aïcha, il est clair que tu cherches pour le premier à visibiliser une figure jusque-là invisible, à l'ombre de Charles de Foucault, et pour le second à redonner de la voix et de la consistance psychologique à un personnage complexe, ambassadeur et corsaire, jusque-là traité par les historiens de la cour de Louis XIV, comme une ombre de passage. Avais-tu, pour l'un comme pour l'autre, une volonté de produire des contre-récits ?

Ammi : Il y avait à l’évidence un désir d’écrire quelque chose qui n’avait pas été écrit. Il ne fallait suivre aucune trace. C’est à cela qu’aspire tout écrivain je crois. S’écarter d’une ligne. Toute écriture est une rébellion. Un chemin buissonnier.

Les historiens qui ont apporté un peu de lumière sur Ben Aïcha, n’ont produit à ce jour aucun document décisif. En écrivant ce livre, je voulais me glisser, à rebours, dans les marges et les blancs pour poser des questions qui n’avaient pas été posées jusque-là.

Car qu’est-ce qu’écrire, sinon interroger ?

Écrire c’est inverser un récit. C’est tenter de montrer son envers et son endroit.

C’est renverser les symboles, interroger les signes…

C’est travailler le langage, comme une pâte, c’est donner un autre élan à la langue… C’est habiter pleinement cet espace hypothétique et suspendu qui défie le réel et que permettent d’habiter des émotions.

L’art est à ce prix et les émotions sont notre seul horizon. Cézanne disait : L’art c’est l’émotion. C’est après cela que court l’écrivain. Il traque l’émotion derrière les constructions les plus complexes et les plus improbables.

Ambassadeur et ancien corsaire à Versailles, Ben Aïcha m’offre la possibilité d’interroger son époque et donc la nôtre. Car écrire c’est se battre avec le silence et les mémoires qui produisent des récits tronqués pour fabriquer, en dernière instance, de l’oubli. Ecrire, c’est écrire pour éclairer ce que nous sommes. Ici et maintenant.

Avec Mardochée, je voulais me rapproprier un récit qui n’avait jamais été écrit ni pensé pour bâtir ce qui n’avait jamais été bâti et qui manquait cruellement - du moins je le pense- à notre imaginaire. Il nous manquait notre voix. Et notre parole. Celle des vaincus. Des humbles. La parole de ceux qui n’avaient pas droit à la parole et qui ont permis à leur corps défendant au monde de se bâtir. Ceux qui ont permis au monde de se bâtir sur leur dos. Avec leur sueur et leur peine.

Ecrire est une juste réappropriation du monde. L’art nous permet de dire notre vrai visage. Cette reconquête de soi et du monde est essentielle. C’est pour cela que nous vivons. C’est cela le sens fondamental de l’écriture. Et le seul sens peut-être.

Ksikes : Dans le livre collectif qui t'est consacré, intitulé Écrire est une pointe de feu -expression venant de toi-, Bahija Tati-Liouville dit de toi deux choses fondamentales à mon sens, qu'il y a chez toi "une responsabilité personnelle de la vérité" et que tu es "un explorateur des coins oubliés de la mémoire, celle des faibles et des vaincus sans recours"[2]. Nous retrouvons le même souci dans ton dernier "Ode à la Palestine". En quoi la littérature permet d'être dans cette posture éthique sans tomber dans les travers de l'idéologie ?

Ammi : La littérature est une quête de sens. Et cette quête peut parfois emprunter des chemins escarpés. Dangereux. On peut verser dans l’idéologie. C’est un fait. Un risque permanent. Mais ce danger ne doit pas empêcher de s’approcher de ce qu’on croit être un bout de vérité. Si la lumière est dans ce chemin escarpé, il ne faut pas s’interdire d’y aller.

Il faut toutefois préciser que l’écrivain n’est pas habilité à servir un mode d’emploi aux lecteurs pour qu’ils réussissent leur vie et la couronnent de joie. L’écrivain n’est pas un chaman.

L’écrivain est un homme ou une femme qui donne à voir sa vision du monde. Faite de blessures et de rêves. Faite de promesses aussi non tenues. Cela, vois-tu, n’a rien à voir avec les travers de l’idéologie. Cela, c’est les tremblements.

L’écrivain est un homme qui voit le monde avec son cœur et son âme. La raison s’allie au cœur et à l’âme mais elle prend le relais dans un deuxième temps.

L’écrivain voit le monde avec son corps et sa propre histoire. C’est juste cela qu’il essaie de partager avec les autres.

C’est cela la plus haute expression de l’art.

Avec sa raison et sa logique qui gouvernent l’imaginaire et ses reconfigurations du monde, l’art titube, comme un éclaireur, dans les ténèbres.

L’écrivain ne décide pas d’écrire. Il écrit parce qu’il ne peut faire autrement. Il écrit. Mais il ne cherche pas à changer le monde. Ce sont les politiques et les idéologues qui veulent changer le monde. L’écrivain veut juste partager sa vision du monde. Il n’a aucun autre projet.

Ksikes : Dans ton dernier et sublime roman, A la recherche de Glitter Faraday, il y a une feinte littéraire. Alors que l'objet semble être la quête des traces des Black Panthers dans l'Alger des années de libération, il s'agit de la révélation d'une Amérique violente et d'une Algérie décrépite. Quel sens donnes-tu au désir de quête qui a guidé l'écriture de cette fresque ?

Ammi : C’était un désir irrépressible que cette quête. Je voulais écrire ce livre depuis longtemps. J’avais cette rage. Faite de colère et de rêves. Elle était là. Mais cela ne suffit pas. Il me manquait les mots et l’élan.  Comment convertir ce désir en roman ? Ecrire un roman ne se décrète pas. C’est un long cheminement. Cela ne se décide pas sur un coup de tête.

Des visages et des voix se mélangeaient dans ma tête, et se drapaient de musiques. De rythmes d’ici et d’ailleurs. D’hier et d’aujourd’hui. C’est de tout cela que je voulais parler. C’est cela qui pouvait m’apporter un peu de paix.

Et je voulais que tout cela soit cohérent et harmonieux, uni, malgré les déplacements et les croisements de nombreuses destinées. Je voulais que cette petite tour de Babel soit une célébration de la fraternité que nous avons- j’ose croire, en commun, et qui est nichée au fond des hommes et des femmes de bonne volonté. Je voulais ce roman comme un hommage à la littérature, cette inlassable quête de vérité, cette passion qui m’a ouvert les yeux sur les vanités et les impostures du monde.

A la recherche de Glitter Faraday est l’histoire croisée de l’Algérie et de l’Amérique. J’ai connu Alger et les espoirs qu’elle a fait naître. Et je connais assez bien l’Amérique où je me rends régulièrement et qui a constitué une terre de grande promesse. Il y avait en ces deux pays une alliance du meilleur pour notre humanité. Mais cette promesse n’a pas été tenue. L’un et l’autre pays peuvent être -et sont- très violents.

Avec ce roman, je voulais raconter une tragédie dans des pays qui n’avaient de cesse –et n’ont de cesse- de promettre le meilleur. Et je voulais réunir ces deux pays, en apparence si éloignés, dans un même texte. Mes personnages se croisent, se battent, espèrent, tombent, se relèvent… dans des lieux très éloignés mais leur profonde humanité les rapproche et en fait des hommes et des femmes d’une même tribu, des frères et des sœurs en somme. C’est cela que je voulais écrire, qu’au-delà des apparences nous sommes liés, profondément liés, et que rien, aucune raison, ni division, ne peuvent nous désunir. Et je voulais que la musique soit omniprésente et supplante les mots. C’est pourquoi Charlie Mingus, Nina Simone, Archi Shepp, Myriam Makeba… accompagnent cette histoire de bout en bout.

Ksikes : Cette phrase, "Alger ! Où tout commence et tout s'achève !" est une litanie qui habite le lecteur sans que le récit habite Alger. En lisant ce dernier roman, j'ai ressenti le sens profond de la décolonisation des imaginaires, dans le sens d'une rééducation des sens et des goûts, d'une re-nomination des lieux, d'une inversion des perspectives dominantes. Était-ce un souci permanent chez toi en l'écrivant ?

Ammi : Alger était une obsession. C’est une obsession. Je refuse ce que ce pays est devenu. Mais quel pouvoir ai-je pour refuser ça ? Pour changer ça ? Qui suis-je ? Et quelles sont mes armes ?

Je me bats comme je peux. Sur un champ de batailles où mes seuls alliés sont les lecteurs possibles. Je n’ai aucune autre arme. Et mes guerres sont des guerres insignifiantes. C’est un peu d’encre et un peu de papier. Je pleure sur un champ de bataille et ces pleurs sont ma seule défense. Mon refus de la situation actuelle.

Alger est dans une impasse. Mais Alger a des ressources d’humanité. Et il ne tient qu’à ses fils et à ses filles que la lumière revienne de nouveau et inonde cette merveilleuse rive.

Je suis optimiste. Les vieillards qui ont confisqué le pouvoir et les richesses et qui n’en finissent pas d’en finir disparaîtront et la jeunesse prendra les rênes du pays pour dire la lumière. Une éclatante lumière sur une baie splendide.

C’est de cette Algérie que je rêve pour les miens.

Je suis assis sur un rocher et je regarde cette merveilleuse baie et cet horizon. Et je dis à mes petits : cette terre redeviendra belle. Cet horizon redeviendra splendide. Je ne le verrai pas mais vous le verrez. Vous serez là pour le voir. Et cela me console. Car je sais que vous penserez à moi quand vos yeux, dans mon absence, s’empliront de la splendide lumière de ce ciel qui a longtemps été trahi.

Ksikes : Au regard de ton parcours d'écriture et de tes intuitions de grand lecteur, penses-tu qu'il est possible à partir de nos contrées en Afrique du Nord de décoloniser les savoirs par la fiction ?

Ammi : La fiction s’insinue dans les territoires les plus inattendus. C’est cette liberté qui lui permet d’aller partout et d’œuvrer sans se trahir ni se renier. Elle n’avance jamais masquée, elle affirme au grand jour qu’elle use de subterfuges et revendique pleinement son droit à la subjectivité. Elle n’essaie pas de marcher dans les pas d’une quelconque science du récit. Cette franchise est ce qui établit sa force.  

Ce n’est pas tant l’Histoire que les fictions qui ont bâti l’Amérique, la Russie, la France, l’Angleterre… Les fictions ont établi la domination d’une civilisation sur les autres, en prenant en otage les imaginaires des colonisés. Prenons Shakespeare, Cervantes, Tolstoï… Tous ces auteurs ont fixé, au moyen de leurs grandes œuvres, une domination esthétique. Leurs références sont devenues les références du monde.  Leurs personnages, leurs histoires, leurs valeurs, leurs morales, l’interprétation des événements, de la politique, des conflits, les notions de Bien et de Mal…

La fiction peut maintenant libérer les imaginaires et proposer d’autres références. Une autre esthétique. Je le crois. L’Afrique du Nord est riche de ses expériences. De son passe colonisé. De sa mémoire brutalisée. C’est cela qui doit lui permettre de trouver la voix de sa propre esthétique. Vois ce qui a été fait avec ces grands romanciers que sont Fuentes, Garcia Marquez, Vargas Llosa, Carpentier…

Si le roman s’est déployé en Europe, il a depuis pris de la vigueur ailleurs, sous d’autres cieux. Rien n’interdit à notre vision du monde de coexister avec d’autres visions. Rien ne nous empêche de partager nos rêves, portés par une vision humaniste et généreuse, avec les autres. Pour dire que le monde nous ressemble aussi -nous, les vaincus d’hier- et que ce même monde n’est plus forcément une arène où un maître impose ses prérogatives.

Ksikes : L'un des risques que nous courons en voulant faire de la littérature une forme de décolonisation des savoirs, est d'en faire, à la manière des anthropologues, tout juste une source d'information et minimiser sa force première, la langue, le style, le rythme. Comment marier le désir esthétique et le devoir éthique ?

Ammi : Ils se confondent. Ils se marient de leur propre gré. Ce n’est pas un mariage de raison ! Je crois profondément que ce dosage se fait de lui-même. Implicitement. Intrinsèquement. Toute éthique porte en elle sa propre esthétique. Et vice versa.

On peut influer sur la manière d’aborder un récit. Il y a des partis pris possibles. Mais la vision globale est dans l’âme et le corps de celui qui écrit. Il peut toujours essayer d’échapper à ce qu’il est, mais il ne le pourra pas. Nous sommes le produit d’une époque, d’une culture, d’un pays et de ce que nous sommes, c’est-à-dire d’une histoire intime traversée par tant de choses. Et on ne peut pas échapper à cela.

Notre main, lorsqu’elle écrit est guidée par cela. Elle répond à des ordres. Elle obéit à son insu à ce qui donne forme à ce qui n’en a pas. C’est cela l’art. Et cela n’accepte pas d’être guidé comme un soldat. L’art est rebelle par définition.

L’Art essaie de donner une cohérence à une espèce de magma informe qui bouillonne au fond de nous et dans le monde. C’est ce magma, cette chose informe, que le créateur tente de maîtriser. Pour donner du sens à sa vie. Car cela l’empêche de vivre. Il tente de maîtriser cela mais il ne parvient pas à le museler. L’œuvre –car c’est d’elle qu’il s’agit- jaillit, des mains du créateur, avec la forme qu’elle a décidée, elle, d’avoir et d’imposer au créateur et au monde. Notre fragile humanité ne fait pas le poids, l’art est toujours là pour nous rappeler qu’il continuera d’avoir une longueur d’avance sur nous.

Biographie et bibliographie sélective de l'auteur

Né à Taza au Maroc, K. M. Ammi vit à Paris. Romancier, essayiste et poète, il est notamment l’auteur de Ciel sans détours, Les vertus immorales et Mardochée, aux éditions Gallimard. Son dernier roman, À la recherche de Glitter Faraday, est paru en juin 2023 aux éditions Project’îles.

Romans

A la recherche de Glitter Faraday (Project'îles, 2023)

Ben Aïcha (Mémoire d'encrier, 2019)

Un génial imposteur (Mercure de France, 2014)

Mardochée (Gallimard, 2011)

Les vertus immorales (Gallimard, 2010)

Le ciel sans détours (Gallimard, 2007)

Feuille de verre (Gallimard Jeunesse, 2004)

La Fille du vent (éditions de l’Aube, 2002)

Le Partage du Monde (Gallimard, 1999)

Thagaste (éditions de l’Aube, 1999)

Essais

Hallaj, (Presses de la Renaissance, 2003)

Sur les pas de Saint Augustin, (Presses de la Renaissance, 2001)

Théâtre

Alger la blanche et Les Terres contrariées, (Lansman, 2003)

[1] Kebir Mustapha Ammi, "L'imprescriptible reflet qui nous unit", in Ecrire est une pointe de feu ; (Dir.) Sanae Ghouati et Bouazza Benachir, Ed. Sotumedias (Tunis, 2023), pp. 25-30

[2] Ibid. pp. 31-34.