Lors d’une conférence intitulée « La race : Le signifiant flottant, »[1]Stuart Hall a défini la race comme un signifiant qui se refuse à toutes tentatives de fixation basées sur des différences biologiques, ou des vérités religieuses ou scientifiques. Hall s’est opposé à une « ontologie de la race qui lie l’identification raciale à toute autre caractéristique humaine » (Mitchell et Rosiek, 2006). Hall n’a pas écarté la race en tant que construction sociale ou le racisme en tant qu’expérience discriminante systémique et incarnée émotionnellement. Il a plutôt insisté sur les fluctuations et les permutations qui compliquent toute stabilisation du sens du mot
Dans cette perspective poststructuraliste, la race est aussi productrice de catégories linguistiques qui se détachent de la fixité des identités racialisées. Je m’appuie sur ces idées pour explorer la race en tant qu’indicateur pour explorer d’autres problématiques. J’analyse l’utilisation du terme racisme par les femmes Soulaliyates pour décrire leurs expériences dans leur quête de droits fonciers.
Le terme Soulaliyate dérive de la racine arabe Sulala, lignée, qui souligne l’ascendance patrilinéaire. En 2007, les Soulaliyates se sont organisées en formant le mouvement des femmes soulaliyates en coordination avec l’organisation féministe l’Association Démocratique des Femmes du Maroc, l’ADFM. Cette dernière a étendu sa vieille base urbaine formée d’une élite bilingue, à des femmes d’origine rurale et très peu scolarisées, dans la plupart des cas. Les Soulaliyates, et au singulier, Sulaliya, sont des membres de collectivités ethniques, jama‘at, représentant des configurations tribales plus larges qui octroient aux hommes des droits exclusifs à la terre. Au cœur de la mobilisation des Soulaliyates se trouve le dahir colonial datant du 27 avril 1919, soit une loi qui régule l’accès à la terre en maintenant des pratiques coutumières, ‘urf, qui exclut les femmes des droits à la terre collective (voir Aït Mous et Berriane, 2016).
Je me concentre sur le langage courant que les Soulaliyates emploient pour exprimer leur combat pour les droits à la terre. Je montre comment la sémantique du racisme imprègne les perceptions des femmes sur leur condition en tant que genre opprimé. Des expressions comme ‘lmgharba ‘unsuriin,’ les Marocains sont racistes, Hna unsuriin, nous sommes racistes et ‘c’est du racisme,’ sont employées par des Marocaines ordinaires afin d’expliquer l’accès inégal aux opportunités et services, le traitement insatisfaisant, et l’humiliation, ce qui permet aux narratrices de gérer la charge émotionnelle de la discrimination dont elles sont victimes.
Je présente ici le cas d’une femme que j’appelle Mina, une Soulaliya du Gharb, une région agricole située dans le Nord-Ouest du Maroc bordant l’Atlantique, pour montrer comment elle invite la race dans sa lutte pour ses droits à la terre. Mina regrettait la ferme opposition des hommes à l’accès des femmes à la terre, orchestrée avec la complicité des bureaucrates d'État et des délégués de la terre, naib. « Le racisme du passé est toujours présent, » dit-elle, « on ne peut rien obtenir de ces gens [‘al unsuriyya d zman mazala hna, matddi menhum walu.] » Pendant nos nombreuses réunions, Mina articulait son expérience du sexisme, de la corruption et de l’oppression patriarcale à du racisme. Elle n’avait pas de nom pour ces systèmes de domination imbriqués les uns dans les autres, mais elle comprenait parfaitement comment sa position y était centrale. Elle racialisait un processus qui était détaché de toute formation raciale. Pour le Mouvement des Femmes Soulaliyates, le terme racisme indique cette intersection des lois patriarcales, de corruption étatique et d’exclusion économique. La race devient une métaphore puissante qui donne au genre une valence politique, tout en pointant du doigt les discriminations que les femmes vivent de manière collective et individuelle en tant que composantes d’un genre marginalisé.
Le Gharb
Pendant le protectorat français, le Gharb faisait partie d’une cartographie bifurquée qui divisait la géographie de l’intervention coloniale en Maroc utile (productif), composé de zones de priorité pour le développement capitaliste, désignant les villes et les plaines côtières du Maroc, et en Maroc inutile (peu productif) définissant des zones de pacification sans développement. On y faisait référence aux montagnes, aux oasis et aux déserts du Maroc. Le Gharb abrite les plaines et marais les plus fertiles au bord du fleuve Sebou, aussi appelé le bassin Sebou, situé entre les villes de Fès, Meknès et Rabat dans le Nord-ouest sur la côte Atlantique. Désigné Maroc utile, le Gharb a subi l’une des premières campagnes coloniales de privatisation de la terre, (Mehdi, 2014) avant de devenir le laboratoire de réformes agraires postcoloniales (Hamdash, 2020 ; Le Coz, 1964), de projets d’irrigation, de spoliation de la terre, et plus récemment, de procédures de titrement, ou de melkisation, dans un programme pilote supervisé par la US Millennium Challenge Corporation (voir Balgley, 2019). A la suite de la politique néolibérale des années 90, le Gharb est devenu un pôle d’attraction clé pour de la main d’œuvre bon marché et exclusivement féminine destinée à l’agriculture d’exportation et au travail d’usine dans la nouvelle mantaqa al hurra, la Zone Industrielle Libre, crée dans la ville atlantique de Kénitra.
La spoliation de la terre est arrivée de plein fouet alors que la ville se développait pour contenir une partie des fonctionnaires de la classe moyenne de Rabat, et plus récemment pour accueillir des projets de grande envergure y compris le nouveau port international de Kénitra et le campus de l’université Ibn Tofeil, faisaient pression sur la terre collective (TC). Au fur et à mesure que des logements de luxe étaient construits au bord de l’eau et que des hôtels touristiques et un terrain de golf attiraient une nouvelle catégorie de citadins, le prix de la terre a grimpé aux alentours de Kénitra, la capitale du Gharb, laissant derrière une population rurale démunie. Cette intersection de la loi, de l’exclusion économique et des subjectivités émergentes des femmes rurales, en tant qu’ayants droit s’illustre dans leur langage quotidien à travers la hogra, oppression et humiliation, et le racisme. Marie Anna Jaimes Gerrero a souligné l’importance des droits à la terre pour toute approche liée à l'intersectionnalité dans les ‘indigénismes’ ou pour les communautés indigènes. Elle a déclaré que « tout féminisme qui ne s’occupe pas des droits à la terre, de la souveraineté et de l’effacement systémique des pratiques culturelles des peuples autochtones par l'État [...] est limité dans sa vision et discriminatoire en pratique » (Jaimes Guerrero, 1997: 101). C’était Frantz Fanon qui a prescrit des approches postcoloniales liées à l’intersectionnalité en illustrant comment la race n’est pas un après coup, et le racisme un effet secondaire de la spoliation de la terre en Algérie coloniale mais son élément fondateur et sa composante de base (Fanon, 2004).
L’héritage colonial
L’héritage colonial fait référence à un régime foncier dominant dans lequel des membres de collectivités ethniques détiennent des droits communs sur la terre. La terre collective occupe 15 millions d’hectares, abrite 10 millions de personnes organisée en 4563 collectivités, jma’a. Elle est revendiquée par 2.5 millions d’hommes adultes et de femmes qui sont officiellement représentées par 8500 naib, des délégués fonciers.
Le statut collectif de la terre reste toutefois l’obstacle principal à une privatisation complète de l’économie marocaine et en même temps la réforme de son statut présentait une difficulté particulaires touchant aux normes patriarcales. Ainsi, transformer la terre collective en capital demandait un remodelage de la structure sociale entière sur laquelle des communautés rurales se reposent. Mais surtout, comme beaucoup de Soulaliyates le revendiquent, cela nécessite d’interroger le processus compliqué qui fait obstacle à une gouvernance de la terre transparente par des agents de l’état : qaid, naib, sheikh, tous les agents du ministère de l’Intérieur en charge du contrôle de la loi et de l’ordre dans les collectivités rurales.
Le juriste marocain Najib Bouderbala (1996, 146) a affirmé que la construction de la modernité sous le pouvoir colonial français dépendait de la destruction de la souveraineté tribale à travers un régime administratif et légal nouvellement centralisé et établi sous le dahir du 27 Avril, 1919. La disposition du dahir maintenait « des modes traditionnels d’exploitation et d’usage, » ‘urf, qui donnait aux hommes un avantage dans les questions d’exploitation de la terre, de sa division et de son transfert. Si l’article 4 de ce dahir définit la terre collective comme “inaliénable, imprescriptible, et intransmissible,” celui n°10 donne à l’état le droit de créer des zones de colonisation et l’article 11 autorise l’expropriation pour des raisons d’utilité publique. Ce dahir a aussi créé une nouvelle catégorie de ‘l’étranger’ ajnabi, une personne exclue des droits à la terre sur une base exclusivement ethnique (Aderghal, and Simenel, 2014). La portée de cet article ne permet pas d’engager une discussion complète de ce passage entre des frontières régies par les configurations tribales et de territorialité à des frontières régies par l’ethnicité qui devient désormais l’identificateur d’appartenance et de propriété (see Rachik, 2012; Mamdani, 1996). Ce que je veux dire c’est que stabiliser l’‘urf et réguler l’adhésion au sein de l’affiliation ethnique compliquaient davantage l’accès à la terre pour les femmes, quand elles étaient mariées à l’extérieur de leur appartenance tribale. Une autre loi française promulguée le 19 mars 1951 autorisait la création d’un pouvoir d’expropriation dans les périphéries des villes, qui légitimait l’étendue des privatisations ayant lieu à travers le pays, et dans le Gharb en particulier. Quelques-unes de ces contraintes se traduisaient en sentiments profonds de subjugation, exprimés dans un langage de hogra, humiliation and et oppression, et de racisme.
Il n’est pas étonnant que la légalité coloniale soit devenue la cible de la mobilisation des femmes soulaliyates. Leurs revendications persistantes pour l’amendement du dahir de 1919 ont généré plusieurs décrets ministériels en plus d’une réforme novatrice qui a reconnu les droits des femmes à la terre collective en 2021. Ce droit dépend, cependant, de la résidence des femmes sur la terre et de leurs investissements pour la capitaliser. Ces nouvelles conditions ont ouvert d’autres sites de lutte pour les femmes (et les hommes) qui ne sont pas préparés à devenir des entrepreneurs, ou qui ne résident pas au sein de leur collectivité.
Une généalogie du mouvement
« ard al aba’e wal ajdad min haq al banat wal aoulad »
« Les filles et les fils doivent jouir de droits égaux à la terre ancestrale »
Ce slogan est devenu l’élément de base du MS parce qu’il bouleverse à la fois le cadre légal et coutumier des droits fonciers régi selon la lignée patrilinéaire. Le mouvement des femmes soulaliyates s’est déclenché tout d’abord dans la collectivité Hadada quand les femmes se sont opposées à leur exclusion de la troisième tranche des compensations reçues par les hommes, après des privatisations massives de la terre. Le MS a gagné en popularité quand Rkia Bellout, la figure de tête actuelle du mouvement, a gagné le prix du leadership national féminin en 2009, Khmisa[1],dansune grande cérémonie diffusée par les réseaux de la télévision nationale.Bellout venait du groupe tribal Haddada qui vit à la périphérie de Kénitra. Pendant l’émission, elle a parlé des Soulaliyates et de leur requêteconcernant des droits fonciers. Des milliers de femmes regardant la cérémoniese sont identifiées à sa cause, et ont surtout trouvé une identité en tant quesoulaliyates, un nouveau nom, qui définissait les femmes en tant que sujets desdroits fonciers. Bellout a trouvé dans l’Association Démocratique des Femmes duMaroc (ADFM) un allié de base, et l’adhésion de milliers de femmes soulaliyates à l’ADFM a étendula base urbaine de cette association à une nouvelle composante rurale. Cesfemmes ont épousé cette nouvelle identité, « Je suis Soulaliya, » unephrase que j’ai entendue chez toutes les femmes avec lesquelles j’ai travaillé.
Bellout étaitatypique sur plusieurs plans.Elle possède une licence en sciences politiques, vivait à Rabat, et avait étéfonctionnaire avant sa retraite. Quand je l’ai rencontrée en 2015, elle était déléguéefoncière, naiba, et faisait partied’une nouvelle catégorie politique de femmes représentantes tribales. Les liensde Bellout avec la terre ancestrale étaient intenses même si elle vivait en ville. « La terre ancestralen’était pas une catégorie abstraite, ou une commodité » comme le décritBellout, « C’est l’endroit de souvenirs d’enfance, de moments de vacanceset de l’amour des grands-parents. » C’est aussi devenu la destination desa campagne pour les droits de la terre, une mobilisation qu’elle a menée en2004. L’affiliation de Bellout avec l’ADFM a propulsé sa mobilisationvers la scène nationale, et internationale.
L’ADFM a inventéle terme Soulaliya, expliquait Saida Drissi, l'ancienne présidente de l’ADFM. « Ily avait un discours abstrait à propos de la terre Sulali et des hommes Sulaliqui ne prenait pas en considération les femmes, » dit-elle. Pour elle, « Soulaliya »est plus qu’une étiquette ou un mouvement social. C’est « un concept et une catégorie légale »qui mettent au défi le discours androgénique à propos de la terre éthnique. C’estbien ce concept Soulaliya qui a appelé aux droits des femmes. L’appartenanceethnique est devenue le site médiateur à travers lequel la citoyenneté genréedans l’état moderne est revendiquée, et les droits de propriété demandés.
Leterme Soulaliya incarne ces sens intriqués de l’identité, de l’appartenance, dutravail et des droits. «J’ai labouré ma terre et veux ma part,» estune rengaine puissante utilisée par les Soulaliyates pendant les défilés, lesconférences de presse et les rassemblements. La mobilisation des Soulaliyates aengendré la montée du leadership féminin à travers les plaines, les montagneset les oasis du Maroc et a perturbé l’institution gouvernante centrée sur les hommes, ce qui a enclenché des réformes profondes au sujet du statut légal de l’héritage colonial. En novembre 2007, 792 femmes de la tribu Haddada ont reçu des compensations financières d’un fond généré par les vieilles transactions impliquant leur terre tribale. S’en sont suivies trois nouvelles circulaires ministérielles en 2009, 2010 et 2012 reconnaissant les droits des femmes à la terre et stipulant que toutes les listes des ayants droits présentés au ministère de l’intérieur devraient être inclusives des femmes, ou seraient rejetées. Les Soulaliyates ont utilisé ces circulaires pour s’opposer aux listes établies par les hommes, pour préparer leurs propres listes. Elles les ont également présentées et pendant leurs réunions avec les décideurs politiques, et les autorités du village qui les ont rejetées obstinément. Ces rencontres difficiles sont qualifiées de ‘racistes’ par ces femmes.
Pédagogies des droits fonciers
J’ai rencontré pour la première fois le terme ‘racisme’ dans le contexte des droits fonciers pendant l’un des ateliers de l’ADFM avec les Soulaliyates en décembre 2015. Les 20 femmes appelées à la réunion présentaient des profils scolaires, des catégories d’âge et des situations familiales différents. Certaines vivaient dans des villes, d’autres dans des villages ou des bidonvilles limitrophes de leur héritage colonial. Elles ont affirmé leur droit à la terre en inscrivant leur revendication dans la matérialité de leurs pratiques de travail en tant que femmes qui « prenaient soin de leurs parents vieillissants, s’occupaient du bétail, cultivaient la terre et subvenaient aux besoins de leurs frères scolarisés à l’école. »
Pendant ces ateliers de l’ADFM, les Soulaliyates évoquaient le racisme des hommes comme la source de leur exclusion des droits fonciers, et pratiquaient le discours d’égalité de genre, musawat, pour défendre leurs droits devant des fonctionnaires de l’état, ‘sans pleurer ou supplier comme avant’, disaient-elles. Dans ces ateliers, les femmes ont découvert leurs droits dans la constitution marocaine et ont célébré l’avancée principale que leurs mobilisations a provoquée. Le procédé de narration orale pendant les ateliers était une méthode puissante pour améliorer l’écoute active entre elles et créer un sens de communauté et d’identité collective. Ces pédagogies féministes ont formé l’ossature des réformes légales principales menées par cette alliance unique entre des femmes rurales et une organisation féministe d’élite urbaine. Ainsi, en mars 2014, une nouvelle circulaire ministérielle a autorisé les femmes à devenir des délégués fonciers, naiba, ce qui a mis fin à des décennies de monopole masculin dans la représentation politique. La résistance manifeste à cette transformation radicale du pouvoir masculin dans les tribus et par les agents de l’État, ont été l’objet d’un Symposium National organisé par le ministère de l’Intérieur, en avril (4-8) 2014, sur « la politique étatique foncière et son impact sur le développement social et économique. » Il était suivi par un autre sur la « politique foncière » en août (8-10, 2015) et était marquée par la Lettre Royale exhortant les participants à faire respecter les « principes de droit, d’équité et de justice sociale ». L’intervention du roi Mohammed VI a pris un tournant plus important lors de l’ouverture de la dixième session parlementaire en octobre 2018. Le roi a souligné l’importance d’ouvrir les terres collectives aux investisseurs tout en encourageant la formation d’une classe moyenne rurale à travers tamlik, la propriété par des ayants droit .
Malgré l’importance de ces développements, les circulaires ministérielles et cette intervention n’avaient pas le pouvoir d’une loi et ont créé plus de résistance parmi ceux et celles qui devaient les faire appliquer. La mobilisation persistante des Soulaliyates contre le dahir de 1919 , et l’urgence d’ouvrir les terres collectives à l’investissement privé, a donné naissance à la réforme de 2019 qui a ouvert la propriété des terres collectives à tous les ayants droit, sous de nouvelles conditions de capitalisation de la terre et de résidence.
Comment est-ce que les Soulaliyates ont vécu ce processus ? En quelle langue est-ce qu’elles ont lancé leur mobilisation ? J’ai été témoin des premiers modes de mobilisation avec quelques femmes du Gharb, notamment Mina, dont je mets l’histoire en exergue dans ce qui suit.