Les études récentes sur la musique de la région du Rif se sont concentrées sur les thèmes abordés dans les paroles des chansons et la poésie des musiciens (Almasude, 2001; Dahraoui, 2014). Dans cet article, je me concentrerai plutôt sur le changement social qui a donné naissance à différents styles musicaux amaⵣiⵖ en ⵜarifiⵜ (la langue ⵜamaⵣiⵖⵜ parlée dans la région du Rif).
Avant l’ère coloniale, le style traditionnel prédominant de la musique communautaire dans la région du Rif était le chant de célébration, chanté lors des mariages, appelé Iⵣran n remrah (Hart, 1976). Cette période était également caractérisée par des musiciens professionnels appelés Imdyaⵣen qui vivaient en marge de la communauté, mais étaient respectés et bien rémunérés. La révolte du Rif de 1958-1959 et les relations tendues entre le Rif et le gouvernement central du Maroc ont provoqué la migration de villages entiers du Rif vers l’Europe et vers les centres urbains du nord du Maroc, y compris vers les villes du Rif. L’attrait croissant de la vie urbaine et les retours annuels des émigrés vers leur pays d’origine ont donné naissance à de nouvelles pratiques musicales, les styles musicaux étrangers en vogue à l’époque étant progressivement importés et adaptés à un contexte local.
Depuis que la toute première vague de migrants s’est rendue en Algérie occupée par les Français dans la première moitié du XXème siècle, l’influence de la musique orientale (musiqat gharbiya) chantée en arabe n’a fait que croître. Des chanteurs du Rif comme Mimount n’Serouan ont même chanté en arabe sur scène. D’autres musiciens se sont spécialisés dans la traduction de la musique orientale en ⵜarifiⵜ tout en préservant la mélodie originale. Malgré les stigmates qui les marquaient, et malgré leur position marginalisée dans une société rifaine en pleine mutation, les Imdyaⵣen ont su préserver longtemps leurs pratiquesc musicales. Ils ont gardé vivantes des mélodies traditionnelles comme ⵔⴰⵍⵍⴰ ⴱⵓⵢⴰⵏ (Ralla Bouya) et la Iⵣran, qui est une épopée historique chantant la bataille de ⴹⵀⴰⵔ ⵓ ⴱⴰⵔⵔⴰⵏ (Dhar ou Barran).1 Néanmoins, cette communauté de musiciens du Rif a commencé à se dissoudre au sein de la société rifaine plus large, au détriment de leur tradition musicale.
La première vague de musique urbaine du Rif
Après la période politique tendue qui a commencé en 1958 et s’est poursuivie avec les deux coups d’État manqués, la nouvelle ère qui a débuté après la Marche verte de 1975 et les élections de 1977 a offert plus d’espace pour respirer. Le climat politique plus calme a permis aux artistes du Rif d’écrire des ⵖiwane dans le style musical ⵜarifiⵜ, et en 1978, il a permis à de jeunes militants de la ville de Nador de créer une association culturelle appelée االنطالقة الثقافية (al-InTilaqa al-thaqafia, L’Ouverture culturelle).
L’onde de choc provoquée par le style ⵖiwane a atteint la région du Rif au début des années 1970. Des groupes comme Nass El ⵖiwan, Lemchaheb, Jil Jilala et Iⵣenⵣaren ont bouleversé les règles non écrites de la musique classique marocaine (Ragoug & El Madlaoui, 2013). À la différence des orchestres classiques, ils jouaient principalement d’instruments locaux, s’habillaient de manière décontractée (dans un look « hippie ») et chantaient dans une langue vernaculaire informelle sur des mélodies locales.2 Ce style a trouvé une forte résonance auprès d’un groupe de jeunes rebelles du Rif qui avaient une soif de liberté. Dans la ville d’Al ⵃoceima, les jeunes ont commencé à improviser avec des instruments de musique artisanaux pour recréer les mélodies qu’ils entendaient. Comme me l’a expliqué Moⵃamed ⵣiani, membre fondateur du groupe ⵜwaⵜⵜun,3 lors d’un entretien à al ⵃoceima en 2017, les jeunes musiciens ont commencé à entendre parler les uns des autres et à jouer ensemble - le plus souvent près d’un rocher appelé ⵜaⵥrout dans le quartier de Dhar n’Masⵄoud ou sur la plage. Ces arènes ouvertes et en plein air étaient idéales pour que les jeunes évitent le regard des adultes de la communauté, s’amusent librement, fassent de la musique et apprennent de leurs pairs tout en montrant aux autres ce qu’ils savaient. De cette dynamique est né le groupe ⵜwaⵜⵜun, qui comprenait à l’origine Moⵃamed Lemⵄakchaoui (alias Mith), Jamal ⵃamid, Abdelⵄaziz Benⵃadou (alias Tanjaoui), Boujemⵄa Aⵣeⵃaf, Abdelmajid Belyaⵣid (alias Majid Thirelli) et Moⵃamed ⵣiani. Lorsque certains membres du groupe ont dû le quitter parce qu’ils ont émigré en Europe, ont poursuivi leurs études dans d’autres villes ou ont été emprisonnés, d’autres jeunes ont rejoint le groupe, notamment Abdelⵃak Akendouch et Mustapha Kheⵣroun, qui donneront une seconde vie à ⵜwaⵜⵜun.
Dans la région de Nador, notamment dans la petite ville de ⵣⵖⵏⵖⵏ (Zghanghan), une incroyable renaissance musicale était en cours. D’innombrables membres de groupes comme ⵉⵙⴼⴹⴰⵡⵏ (Isefdawn = Braises), ⵉⵏ ⵓⵎⴰⵣⵉⵖ (In Umazigh = Enfants de Mazigh), ⴱⵏⵏⵄⵎⴰⵏ (Bennaâman = Coquelicot), ⴰⵙⵙⴰⵎ (Assam = Foudre), ⵉⵔⵉⵣⴰⵎ (Irizam = Pioche), ⵉⴷ ⴱⴰⵏⵓ ⵊⵏⵏⴰ (Id banou Jenna = Pigeons) et ⵉⵜⵔⴰⵏ (Ithran = Étoiles) sont originaires de ⵣⵖanⵖan. Par exemple, le groupe ⵉⵙⴼⴹⴰⵡⵏ (Isefdawn), plus connu pour sa chanson « Aⵖrrabou ngh » (« Notre bateau ») était composé de cinq étudiants qui ont grandi dans le même quartier et qui ont fréquenté le même lycée, le lycée Abdelkrim El Khattabi de Nador (Halhoul, n.d.). Un autre groupe, In Umaⵣiⵖ, était composé de six jeunes, dont la plupart étaient originaires de la région minière de ⵉⴽⵙⴰⵏ (Iksan). La scène musicale de cette petite partie du Maroc était un petit monde en soi, où les jeunes pouvaient se rencontrer et apprendre les uns des autres en s’écoutant et en jouant.
Les jeunes qui font de la musique dans le Rif à cette époque sont fortement influencés par la gauche politique et culturelle. Les campus universitaires en dehors de la région (où les jeunes du Rif allaient poursuivre leurs études) étaient des foyers de mouvements communistes et socialistes. En outre, le Parti du progrès et du socialisme (PPS) était fortement implanté à Nador et dans les villes voisines comme ⵣⵖanⵖan et la région minière de ⵉⴽⵙⴰⵏ (Iksan). Des groupes comme ⵉⵙⴼⴹⴰⵡⵏ (Isefdawn) et In Umaⵣiⵖ, dont les membres ont grandi dans cet environnement, ont écrit des chansons fortement influencées par les luttes de classe et la mentalité ouvrière, tout en conservant une identité locale amaⵣiⵖ. À l’époque, les jeunes écoutaient des artistes révolutionnaires comme Cheikh Imam, Ahmed Kaâbour, Said El Maghribi ou encore Victor Jara. L’assassinat du chanteur chilien suite au coup d’État militaire de Pinochet a eu des répercussions sur les campus universitaires marocains de l’époque, notamment chez les jeunes musiciens du Rif qui, pour la plupart, comprenaient l’espagnol et donc, connaissaient les paroles de ses chansons. Comme l’explique le musicien Karim El Marssi, qui a grandi à Nador :
Au début des années 1980, quand El Walid Mimoun est apparu, la pensée socialiste et communiste était très forte. A Nador, le Parti du progrès et du socialisme (PPS) était dynamique et mon frère était un membre actif de ce parti, ce qui fait que j’ai pris part à certaines de leurs activités. Ainsi, j’ai participé avec des chansons de protestation comme celles de Cheikh Imam et de Saïd el-Maghribi.
Vie associative
La création de االنطالقة الثقافية (al-InTilaqa al-thaqafia) en 1978 a été un moment clé dans l’essor de la musique contestataire du Rif. Les fondateurs de l’association se sont inspirés du mouvement culturel amaⵣiⵖ et notamment de l’Association Marocaine de Recherches et d’Echanges Culturels (AMREC), la première organisation culturelle amaⵣiⵖ à voir le jour en 1968. Mais les fondateurs de االنطالقة الثقافية (al-InTilaqa al-thaqafia) se sont distingués en visant à populariser la question de l’identité culturelle en dehors des cercles intellectuels.
Al-InTilaqa al-thaqafia était davantage orientée vers les jeunes et vers ceux qui avaient un diplôme universitaire, et comptait dans ses rangs des marins, des agriculteurs, des petits entrepreneurs, des étudiants et des professeurs. Comme les musiciens de l’époque, les dirigeants de l’organisation baignaient dans une atmosphère culturelle imprégnée des idées révolutionnaires de la gauche, une force dynamique au Maroc et en Europe dans les années 1970. Comme l’explique Kais Marⵣouk El Ouariachi, l’un des fondateurs de l’organisation :
La valeur dominante à االنطالقة الثقافية (al-InTilaqa al-thaqafia) était l’universalisme. Nous avons essayé de revendiquer notre identité amaⵣiⵖ sans exclure ou contrarier les autres langues et cultures. L’amaⵣiⵖité telle que nous la concevions signifiait toujours soutenir les opprimés, que ce soit dans la lutte pour la libération de la Palestine ou parmi les peuples indigènes d’Amérique latine qui se sont dressés contre les interventions américaines et la le quechua) par la culture espagnole dominante.4
Tout en prenant le temps de travailler sur des mouvements à l’échelle internationale et dans d’autres régions du Maroc, la plupart des actions concrètes d’al-InTilaqa al-thaqafia ont eu lieu dans le Rif. L’association y a organisé des voyages et accueilli des conférences dans différents villages et centres urbains. Elle a également inauguré un grand festival populaire dans la ville de Nador, adapté au paysage culturel de l’époque. Le slogan choisi pour le premier festival de Nador est « L’homme ne vit pas seulement de pai », ce qui souligne l’importance de l’action culturelle à une époque où les familles du Rif connaissent une mobilité économique ascendante. Un an plus tard, l’organisation optera pour un slogan plus engageant : « La musique du peuple, la mémoire du peuple ».
Le festival de musique populaire amazighe de Nador s’est inspiré du patrimoine culturel du Rif, notamment des traditions de ⵓⵔⴰⵔ (Ourar), ou mariage. L’ancrage du festival dans les pratiques culturelles locales d’Amaⵣiⵖ garantissait la popularité de l’événement, en particulier auprès des femmes, qui venaient en masse (avec leurs familles) aux nombreuses activités de plein air du festival. Kais Marⵣouk El Ouariachi a estimé que la fréquentation du festival dépassait souvent les 4 000 personnes. L’événement était financé par des tarifs d’entrée symboliques d’environ 3 dirhams. Les habitants de Nador, qui se sentaient en partie concernés par l’événement, ont souvent apporté des contributions plus importantes que celles demandées afin d’encourager les jeunes organisateurs en qui ils avaient toute confiance.
الثقافية االنطالقة(al-InTilaqa al-thaqafia) a joué un rôle important en favorisant l’épanouissement des jeunes musiciens de Nador. Elle leur a offert des espaces de répétition et de représentation, mais a surtout renforcé leurs liens avec l’identité amaⵣiⵖ et la culture locale. L’organisation a fait d’importants efforts pour promouvoir la poésie amⵣziⵖ, et de nombreux poètes écrivant en Amaⵣiⵖ s’y sont pressés, ce qui a donné lieu à un recueil de textes que les chansonniers pouvaient mettre en musique. L’association a notamment contribué à l’émergence de l’artiste ⵍⵡⴰⵍⵉⴷ ⵎⵉⵎⵓⵏ (El Walid Mimoun), parfois appelé le Bob Dylan du Rif. Lors du deuxième Festival de musique populaire amazighe en 1980, il a conquis le public par sa voix, la simplicité de ses mélodies et ses textes, très ancrés dans la société locale du Rif.
Au-delà des opportunités données aux musiciens dans les festivals et événements organisés par االنطالقة الثقافية (al-InTilaqa al-thaqafia) et d’autres organisations, les mariages ont fourni un autre espace aux musiciens pour créer des œuvres originales. Un aspect unique du Rif et en particulier de la région d’Al ⵃoceima est que la musique de protestation est souvent incluse dans les mariages. De nombreux artistes qui ont vécu cette époque ont déclaré que lorsqu’ils jouaient dans des mariages, ils choisissaient des vers traditionnels habituellement chantés par les femmes (l’Iⵣran) ou chantaient des chansons de protestation du type de celles chantées par ⵜwaⵜⵜun. Les musiciens qui avaient un programme politique et étaient désireux de le partager, mais qui ne voulaient pas le faire dans les syndicats, les partis ou les campus universitaires, utilisaient souvent les mariages pour diffuser leurs convictions politiques. Hafid Thifridjas5 affirme qu’il a pu atteindre un public moins politisé lorsqu’il a commencé à jouer dans des mariages. À l’époque, explique Thifridjas, les cérémonies de mariage avaient généralement lieu en plein air, souvent au milieu d’une route. Se produire à un mariage s’apparentait donc plus à un concert qu’à autre chose.
L’ère Hassan II
Les fêtes nationales offraient une plateforme aux musiciens (Reysoo, 1988). Les ressources logistiques et financières derrière de tels événements signifiaient que les artistes étaient bien traités et bien payés. Sous le règne du roi Hassan II, la العرش عيد (Fête du trône) tombait au début du mois de mars, au milieu de l’année scolaire. Les dirigeants de divers établissements d’enseignement ont proposé des moyens créatifs d’intégrer la culture et les arts à la célébration. Cela donnait aux musiciens en herbe l’occasion d’être sur scène et de répéter correctement un spectacle bien ficelé. Cette expérience a très souvent servi de tremplin à des musiciens qui allaient se lancer dans une carrière artistique professionnelle.
La Fête du trône عيد العرش a donné à de nombreux jeunes artistes la chance de se produire devant un public plus large et de tester leur musique dans le cadre d’un concert. Cela dit, ces spectacles se déroulaient sous un regard autoritaire, ce qui a conduit la majorité des groupes à éviter le contenu politique ou controversé qu’ils auraient pu jouer dans d’autres lieux. Certains musiciens éprouvent des sentiments ambivalents à l’égard des festivités de la Fête du Trône. Ils se sentent en droit de bénéficier des bonnes conditions de spectacle qu’offre le festival, mais ils sont « sommés » de se produire par les autorités. Fayçal, du groupe ⵉⵜⵔⴰⵏ (Ithran)6, qui était extrêmement actif dans la région de Nador, a déclaré : « À l’approche de la Fête du Trône, le ministère de la Jeunesse et des Sports nous a réunis pour le festival. On nous donnait le meilleur matériel musical, la meilleure assistance technique, et parfois on nous escortait jusqu’au concert dans un véhicule de police. Tout cela pour attirer l’attention sur le festival. On avait l’impression d’être un peu obligés de participer, puisqu’ils nous demandaient de participer par écrit (استدعاء Istidⵄa). On nous a dit, par exemple, que le groupe ⵉⵜⵔⴰⵏ (Ithran) est convoqué à tel et tel festival à tel et tel endroit. On était bien payés, c’est vrai, mais on se sentait plutôt obligés de dire oui. »
À la suite des émeutes de 1984 dans le Rif, la région a connu une répression brutale, qui a notamment touché les artistes. Par exemple, Hafid Thifrijas a déclaré avoir purgé une peine de trois ans de prison après que les autorités, au nom de la sécurité de l’État, l’ont condamné pour avoir participé à un soulèvement à Al ⵃoceima.7 Boujemⵄa du groupe ⵜwaⵜⵜun a été contraint de se cacher, puis a été arrêté, et a passé trois ans en prison. Les artistes de Nador n’ont pas connu un meilleur sort : ⵍⵡⴰⵍⵉⴷ ⵎⵉⵎⵓⵏ (El Walid Mimoun) a été arrêté à plusieurs reprises, et la programmation d’al-InTilaqa al-thaqafia, notamment son festival phare, n’a plus pu avoir lieu. L’organisation était de plus en plus politisée en raison de l’implication de quelques membres dans des causes de gauche, et dans l’atmosphère centrée sur la sécurité nationale de l’époque, االنطالقة الثقافية (al-InTilaqa al-thaqafia) a été effectivement dissoute.8
La répression gouvernementale de 1984 et l’atmosphère sombre qui lui est associée, accompagnée d’une vague de chômage parmi les étudiants universitaires nouvellement diplômés à la fin des années 1980, n’ont fait qu’accélérer le rythme d’émigration des jeunes. La scène musicale du Rif a été fortement touchée par cette nouvelle vague d’émigration, puisque de nombreux membres de groupes (de ⵜwaⵜⵜun, Iⵜhran, etc.) sont partis en Europe. Des musiciens solos comme ⵍⵡⴰⵍⵉⴷ ⵎⵉⵎⵓⵏ (El Walid Mimoun) et ⵅⴰⵍⵉⴷ ⵉⵣⵔⵉ (Khalid Iⵣri) ont également quitté le pays. Les transformations sociales qu’a connues le Rif dans les années 1980 et 1990 ont eu un réel impact sur la musique amaⵣiⵖ du Rif avec le développement de nouveaux styles comme le rock fusion. La partie suivante explorera les multiples facettes de la musique rifaine d’aujourd’hui.
Le son de la diaspora
Les forces d’homogénéisation culturelle qui ont atteint de nombreuses régions reculées du monde ont également eu un impact sur le Rif. La musique a été directement touchée par le « modèle de marché » axé sur la production, ainsi que par l’essor du synthétiseur et d’autres outils musicaux électroniques.9 Les artistes interrogés parlent de la fin des années 1990 comme d’une période de « réinitialisation » pour la musique rifaine.
Tandis que la musique du Rif était influencée par les tendances de la musique commerciale, la diaspora a retrouvé le chemin de la tradition de la chanson de protestation. Les horizons politiques limités et le manque d’opportunités économiques ont conduit les jeunes, y compris les jeunes artistes, à quitter le Rif. Beaucoup de ces artistes avaient déjà des pères travaillant à l’étranger et ont simplement rejoint leur famille, tandis que d’autres ont cherché l’insaisissable « Eldorado » européen pour leur propre compte.10 Au début des années 1990, les Pays-Bas et la Belgique en particulier ont accueilli une petite communauté de militants impliqués dans le mouvement culturel amaⵣiⵖ. Ces militants ont noué des liens et obtenu des financements d’organismes publics pour promouvoir la culture amaⵣiⵖ. Grâce à ces sources de financement, les artistes du Rif vivant à l’étranger avaient la possibilité de donner des concerts, d’affiner leurs talents, d’enregistrer leur musique et de se faire connaître dans un contexte entièrement nouveau.
Dans les années 1980, Jamal ⵃamid (l’un des membres fondateurs du groupe ⵜwaⵜⵜun), s’installe aux Pays-Bas et crée une fondation dédiée à la jeunesse marocaine appelée la Plateforme. Cette fondation, qui disposait de son propre espace, d’un soutien financier et d’une riche programmation culturelle, allait jouer un rôle central dans l’accueil et la formation d’une nouvelle génération d’artistes et d’étudiants arrivés au début des années 90. Pour la plupart, ces jeunes gens ont afflué en Hollande parce que leurs pères y avaient déjà vécu et travaillé pendant de nombreuses années. C’est le cas du musicien Choukri et de Mohammed El ⵄllati.
À peu près au même moment, la Plateforme de ⵃamid a invité ⵍⵡⴰⵍⵉⴷ ⵎⵉⵎⵓⵏ (El Walid Mimoun) à donner un concert en Hollande. ⵍⵡⴰⵍⵉⴷ ⵎⵉⵎⵓⵏ (El Walid Mimoun) a quitté le Rif pour vivre à l’étranger, où il exercera une grande influence sur la scène musicale rifaine en Europe. Le début des années 90 a également vu la naissance de ⵙⵉⴼⴰⴽⵙ (Syphax) à Utrecht, une fondation dédiée à la sauvegarde et à la promotion de la culture amaⵣiⵖ. ⵙⵉⴼⴰⴽⵙ a joué un rôle important dans la valorisation de l’identité rifaine et dans l’accueil de jeunes étudiants (principalement issus des universités marocaines) en Europe. Ces différentes organisations ont bénéficié d’un financement important de la part des autorités gouvernementales néerlandaises et ont trouvé les salles de spectacle et les installations techniques dont elles avaient besoin pour accueillir des événements artistiques et culturels.
Pour de multiples raisons, la présence de la musique rifaine dans les communautés néerlandaises allait connaître un déclin à la fin des années 2000. La montée du sentiment islamophobe (notamment après l’assassinat du réalisateur néerlandais Theo van Gogh) et les coupes budgétaires qui ont découlé de la crise financière de 2008 ont porté un coup dur aux organisations culturelles néerlandaises, qui dépendaient largement du soutien du gouvernement. De nombreux musiciens n’ont pas pu vivre de leur seule musique lorsqu’ils ont atteint un âge où les obligations professionnelles et familiales ont pris le dessus. Les Pays-Bas, après tout, sont loin du Rif.
Al ⵃoceima
Dans le même temps, les deux métropoles du Rif ont connu un réveil culturel amaⵣiⵖ. Le tissu sociétal soudé de Nador a ouvert la voie au développement d’un théâtre amaⵣiⵖ, puis de ressources audiovisuelles et cinématographiques qui ont soutenu une chaîne de télévision amazighe. Dans la ville d’Al ⵃoceima, l’organisation Nekour a été fondée en 1991. Nekour a éduqué une grande partie de la jeunesse de la région en organisant des conférences avec Quadi Queddour, Moⵃamed Chafik et d’autres intellectuels amaⵣiⵖ de l’époque. Elle a également mis en lumière des monuments historiques peu connus ou oubliés. Cette renaissance a puisé dans le patrimoine musical légendaire d’Al ⵃoceima pour donner un nouveau souffle à la tradition musicale du Rif.
La musique occidentale, notamment le rock et le folk, a fait son chemin à Al ⵃoceima dès les années 1960, avec le groupe Berber Experience. Ses membres ont côtoyé des artistes espagnols dans les quartiers où les Espagnols vivaient encore bien après l’indépendance. Ils ont ainsi appris à jouer de la guitare folklorique avec une certaine habileté, et ont intériorisé une variété de styles différents de musique folklorique espagnole. En particulier, Berber Experience s’est spécialisé dans l’animation musicale des touristes étrangers au Club Med ou sur les bateaux de croisière. Bien qu’il ne chante pas en ⵜarifiⵜ, le groupe a passé le flambeau à une nouvelle génération d’artistes, qui jouent de la guitare et imprègnent leurs textes de mélodies locales. Le musicien Quousmith (« petit Quacem »), qui a fréquenté les mêmes cercles que Berber Experience dans sa jeunesse, a joué un rôle important dans l’occidentalisation de la musique du Rif. Il a également été le premier musicien d’Al ⵃoceima à enregistrer un album.
L’un des premiers groupes de style occidental d’Al ⵃoceima à s’adonner à la musique politique fut Thidrin (« Épis de blé »). Thidrin a été influencé à la fois par la musique hippie et la musique de protestation des années 60 et 70, ainsi que par les chanteurs kabyles pionniers comme Djamel ⵄllam et Idir. Leurs chansons célèbrent l’identité amaⵣiⵖ et la mémoire collective de la résistance contre les Espagnols et contre le pouvoir central marocain. Le leader du groupe, Hassan Thidrin, explique qu’il a écrit ces chansons en s’inspirant des Iⵣran qu’il avait recueillis dans les zones rurales auprès de ceux qui s’en souvenaient encore.11
Al ⵃoceima est devenu un terrain de jeu fructueux pour les groupes qui chantent en ⵜarifiⵜ mais utilisent des mélodies contemporaines. Après qu’un tremblement de terre a frappé Al ⵃoceima en 2004, l’effort de reconstruction a été aidé par une myriade de partenariats culturels, dont beaucoup avaient aidé des groupes musicaux. Dans le même ordre d’idées, un nombre croissant de concours destinés aux jeunes talents (Festival L’Boulevard, Génération Mawazine, ⵜwiⵣa, etc.) ont offert aux jeunes la possibilité de se produire, de gagner des prix et d’être reconnus. L’IRCAM a également apporté son aide à des associations de la région.
Cette nouvelle communauté musicale amaⵣiⵖ est composée de groupes comme ⴰⴳⵔⴰⴼ (Agraf), ⵜⵉⴼⵢⵓⵔ (Tifyur), Rif Experience, Rifana, Syphax, et bien d’autres qui ont réussi à rendre les mélodies du Iⵣran et du Rif local acceptables pour une nouvelle génération d’auditeurs plus réceptifs à la musique contemporaine. Certains de ces musiciens ont été imprégnés du style traditionnel. Farid El ⵃemdioui du groupe Rifana12 explique :
Mes sœurs aînées chantaient le Iⵣran lors des réunions de famille, comme le faisaient toutes les jeunes filles du Rif dans les années 50. C’est ainsi qu’elles vivaient, et cela m’a influencée. Personnellement, j’ai absorbé l’Iⵣran dans mon adolescence. Même si je suis né à Al ⵃoceima, nous allions aux mariages dans la ville natale de ma famille, et j’ai vécu dans cette atmosphère. La culture de ⴰⵔⵔⴰⵢⵙ ⵏ ⵜⴱⵔⵉⵖⵉⵏ (Arrays n’Tebrighin) que j’ai connue ‘‘a chargée d’outils artistiques, et quand elle a disparu, j’ai eu la nostalgie de ce qui était perdu. Et j’ai donc commencé à essayer de trouver un moyen de le faire revivre. C’est ainsi que j’ai fait appel à la mémoire des auditeurs du Rif dans mon album. Nous avons mis sur l’album une chanson traditionnelle de l’Iⵣran dans un nouvel arrangement, avec de nouvelles sonorités, pour que les auditeurs du Rif s’intéressent à leur culture et aillent en apprendre davantage. Nous voulions que nos auditeurs commencent à poser des questions sur la façon dont leur culture et leur musique ont été abandonnées.
Dans les années 2010, il y a eu une explosion de musiciens et de festivals à Al ⵃoceima. Le tissu conjonctif qui s’était formé à partir de tant de possibilités de financement a vraiment rendu possible la production musicale dans la région. Par exemple : le festival ⴰⵏⵎⵓⴳⴳⴰⵔ (Anmuggar), qui avait lieu chaque été, a ajouté plusieurs volets au programme consistant essentiellement en musiques du Rif. Le festival ⴱⵓⵢⴰ (Buya), qui était organisé par le groupe ⵜⵉⴼⵢⵓⵔ (Tifyur), avait une programmation entièrement féminine. Elles ont réuni une collection de voix féminines, comme la chanteuse de ⵜⵉⴼⵢⵓⵔ (Tifyur), et les chanteuses Saida Fikri ainsi que Silya ⵣiani.13 Les organisations qui soutiennent les groupes ⴰⴳⵔⴰⴼ (Agraf) et Rif Experience organisent chacune un festival pour les jeunes talents. Divers autres festivals ont également permis à de jeunes musiciens de se produire, comme ⵜwiⵣa à Tanger ou le festival organisé par la Fondation ⴱⴰⴷⵙ (Bades) à Rotterdam.
Les musiciens se sont également faits connaître par le biais d’événements organisés avec l’IRCAM, ou en étant invités sur les campus universitaires. Face au manque d’espaces musicaux, certains jeunes artistes d’Al ⵃoceima ont essayé de profiter de la saison touristique pour jouer dans les quelques hôtels de la ville. Mais en général, les jeunes musiciens tiennent l’essentiel de leurs concerts à Tétouan, Oujda ou Tanger.
L’attitude exubérante de ces musiciens, et leur volonté de créer des liens, a réussi à compenser un réel manque d’infrastructures artistiques à Al ⵃoceima. Les manifestations du ⵃirak qui ont débuté dans la ville après la mort d’un poissonnier en octobre 2016 ont vu une forte implication de la communauté musicale. Des artistes ont fait partie des personnes arrêtées dans la foulée : la chanteuse Silya ⵣiyani, le rappeur Anas Khattabi et Badr Boulaⵃjal, membre du groupe ⴰⴳⵔⴰⴼ (Agraf), ont tous passé du temps en prison suite au ⵃirak. Mais surtout, Al ⵃoceima en tant que ville n’est plus propice à la créativité artistique. D’une part, la présence policière dans la ville ne permet pas les activités artistiques. En effet, certains artistes que nous avons interrogés ont peur d’être accusés de ⵜaⵄiyyachⵜ14 s’ils organisent ou participent à des célébrations alors que les membres de la famille d’autres personnes sont en prison.
L’avenir
Malgré l’ambiance étouffée de la ville, les musiciens ont continué à produire de nouvelles œuvres. La tendance générale penche aujourd’hui davantage vers la musique de protestation. Les entretiens réalisés pour cet essai lors de notre séjour à Al ⵃoceima ont démontré que le soutien au ⵃirak est toujours aussi fort, y compris parmi les musiciens. Bien qu’ils puissent être en désaccord avec les leaders du mouvement sur certaines questions, les artistes n’ont pas hésité à produire de la musique pour soutenir le ⵃirak. Des groupes comme ⵙⵉⴼⴰⴽⵙ (Syphax) et ⴰⴳⵔⴰⴼ (Agraf) ont même sorti des vidéos en ce sens. Qui plus est, lors du Festival L’Boulevard 2017, auquel le soussigné a assisté, ⵙⵉⴼⴰⴽⵙ (Syphax) a remporté le premier prix dans la catégorie « Fusion » (entre autres) pour une chanson contestataire. Lors de leur victoire, ils en ont profité pour appeler à la libération des détenus du ⵃirak.
À l’avenir, le développement d’une composante culturelle du projet « Manarat al Moutawassit » - qui comprend, entre autres, la construction d’un conservatoire de musique équipé d’un studio d’enregistrement et d’une salle de répétition - offrira une multitude d’opportunités aux artistes d’Al ⵃoceima et de ses environs. Au-delà, un regain d’intérêt pour la musique traditionnelle et le patrimoine culturel local pourrait permettre de transmettre un savoir-faire artistique à la génération suivante. Cela peut se manifester par la préservation et l’essor des pratiques musicales des Imdyaⵣen à Imzouren (Thawa n’Cheikh ⵄissa) et à Bruxelles (Thawa n’Cheikh Moⵃend), sans oublier les mélodies locales et l’Iⵣran que les femmes âgées ont souvent gardé en mémoire. Enfin, les jeunes artistes rifains qui ont grandi en Europe peuvent aussi faire avancer la cause de la musique rifaine en l’exposant à de nouveaux styles, comme l’ont fait ⴼⴰⵟⵓⵎ (FaToum) et ⵏⵓⵎⵉⴷⵢⴰ (Numidya). D’autres jeunes artistes, qui ont émigré à l’étranger après avoir grandi à Al ⵃoceima, cherchent à percer. Prenons l’exemple de Lina Charif, qui chante le Iⵣran n’Remrah tout en jouant du ⴰⴷⵊⵓⵏ (Adjoun) sur scène. Elle a elle-même fait une collection d’Iⵣran, pris à sa grand-mère et à d’autres femmes âgées de son quartier à Aith Bouⵄyach.15
Moⵃamed Oubenⵄl est chercheur en sociologie à l’IRCAM au Maroc. Il est docteur en sociologie de l’Université Paris-Dauphine. Ses intérêts de recherche incluent la sociologie économique, la sociologie de la culture et l’analyse des réseaux sociaux. Il étudie aujourd’hui les transformations de la société amazighe (article dans Asinag, chapitre d’un ouvrage édité par l’IRCAM) ainsi que les élites économiques (articles dans Critique Internationale et Revue Marocain des Sciences Politiques et Sociales).