En mars 2015, des manifestations étudiantes ont éclaté dans une université sud-africaine de premier plan, autrefois réservée aux Blancs, réclamant le retrait d'une statue de Cecil John Rhodes de sa position magistrale dans le campus. Le moment et le mouvement se sont rapidement étendus à d'autres campus à travers le pays, trouvant également écho dans d'autres parties du monde[1]. Quoique l'Afrique du Sud ait officiellement mis fin à l'apartheid en 1994, viser la statue de Rhodes indiquait que, pour cette génération d'étudiants, la fin de l'apartheid ne signifiait pas la fin du colonialisme. Le colonialisme, en tant que réalité problématique au sein de la société et à l'université, était compris comme toujours à l’œuvre, nécessitant donc une action politique anticoloniale pour décoloniser le savoir à l'université. Si des moments critiques antérieurs à l'université se sont appuyés sur la pensée marxiste, la pensée anticoloniale africaine et la théorie postcoloniale, le moment actuel a permis à certains d'introduire dans les débats sud-africains la « théorie décoloniale », une école particulière de critique intellectuelle qui a d'abord émergé parmi des chercheurs d'Amérique latine et de ses diasporas. Tant les mouvements latino-américains qu’africains dont il est question ici – tels que le Réseau africain de recherche décoloniale (ADERN) ou les travaux des chercheurs associés au programme théorique appelé Modernité/Colonialité/Décolonialité (MCD) en Amérique latine – partageaient un intérêt pour ce que cet article décrit comme « le problème du colonialisme », caractérisé dans cette situation particulière comme la volonté de défaire l'héritage de l'éducation coloniale. L'accent mis ici sur le « problème du colonialisme » est une façon d’interroger la manière dont les appels intellectuels à la décolonisation du savoir interprètent le problème qui est la cible de ces actions politiques.

Le « problème du colonialisme », tel qu'il apparaît dans les discours théoriques et politiques propre à la critique émergeant d'Afrique, est influencé par une conception latino-américaine spécifique du colonialisme. Cette caractérisation par des théoriciens décoloniaux latino-américains – également reprise par certains chercheurs africains – met l’emphase sur l'assimilation en tant que caractéristique essentielle de la violence épistémique coloniale. L'assimilation coloniale visait à refaçonner le sujet colonisé à l'image de l'homme européen en termes de conscience, de comportement, de conduite et d'esthétique. Cependant, la période du colonialisme tardif en Afrique, qui s'étend approximativement de la fin du XIXème au milieu du XXème siècles, est celle où le problème du colonialisme pour de grandes parties du continent africain est moins celle de l'assimilation culturelle forcée que la différence culturelle forcée (Mamdani, 2018). Si nous voulons décoloniser le savoir, nous devons reconnaître les aspects assimilationnistes de cet héritage autant que le legs contemporain des conceptions coloniales de la différence. Si le problème du colonialisme n'est identifié que comme étant celui de l'assimilation, la réponse risque d'ignorer la manière avec laquelle la domination coloniale s'est appuyée sur la différence. Si nous reconnaissons les deux dimensions – l'assimilation et la différence – comme des marqueurs du problème du colonialisme dans le présent, alors le travail de décolonisation devra également se pencher sur la question de comment décoloniser la différence sans pourtant y renoncer pour la refonte des devenirs politiques.

Garder à l'esprit la relation entre le problème du colonialisme – notre défi contemporain – et le problème pour le colonialisme – le défi historique auquel a fait face la domination coloniale – est un moyen utile d'orienter la discussion. Si nous plaçons du point de vue du problème pour le colonialisme, nous parvenons à un récit mieux historicisé de l'héritage du colonialisme en tant que legs pluriel. Par "problème pour le colonialisme", j'entends les difficultés spécifiques contre lesquelles les dirigeants et administrateurs coloniaux ont lutté, souvent en raison de la résistance politique à laquelle ils ont été confrontés dans différentes parties du monde et à différents moments de l'histoire. Ces problèmes ont produit des compréhensions institutionnellement distinctes du sujet colonial. Afin d’approfondir cette thèse, les idées au fondement du mode d’instruction du sujet autochtone dans le cadre de la politique d'éducation de l'apartheid sont interrogées dans ce qui suit. Si un projet anticolonial dans le domaine de l'éducation vise à se défaire l'héritage de l'éducation coloniale, cet héritage est-il le même dans les différentes configurations sociohistoriques issues de la colonisation ? Et si ces héritages sont différents, qu'est-ce que cela signifie pour les projets anticoloniaux sensibles aux héritages coloniaux que représentent tant l'assimilation que la différence dans la réalité présente de l'éducation ?

Cet article aborde ces questions en examinant la manière dont une école particulière de théorie décoloniale est importée et traduite dans les débats sud-africains, en particulier ceux produits dans le sillage de Rhodes Must Fall, ainsi que la nature de l'héritage colonial lié au système éducatif de l’apartheid. La première partie décrit l'école décoloniale latino-américaine, en mettant l'accent sur les thèses avancées par ses principaux théoriciens. Deux concepts de la théorie décoloniale parmi les plus importants pour le contexte africain actuel y sont ensuite développés : le concept de « colonialité » et sa manière de penser la « race ». La deuxième partie de l'article reprend ces thèses en relation avec l'éducation des sujets colonisés sous l'apartheid et conclut en plaidant pour une prise en compte comparative des héritages coloniaux dans le présent.

Je dois préciser, dès le départ, ce qui n'est pas le geste de cet article. Mon intention n'est pas d'offrir un compte-rendu exhaustif des mouvements étudiants ni de dresser la carte des diverses influences intellectuelles et penseurs que ces mouvements ont discutés sous la bannière de Rhodes Must Fall[2]. Deuxièmement, bien que l'article mette en dialogue l'expérience coloniale latino-américaine avec l’expérience en Afrique, il ne s'agit pas d'une tentative de fournir une étude empirique ou historique comparée de ces expériences en tant que telles. Reconnaissant l’importance de ce type d’entreprise, le périmètre de l’article est toutefois plus limité ; il s'intéresse à la manière dont le propos d'une école particulière de théorie latino-américaine définit le problème du colonialisme, ainsi que son déploiement critique dans certaines prises de positions actuelles au sein l'université sud-africaine d’après l'apartheid et les conséquences potentielles de cette importation. Troisièmement, il existe en Amérique latine un certain nombre gestes intellectuels et politiques se reconnaissant de l’étendard de la théorie décoloniale. Ceux-ci ne sont pas toujours d'accord entre eux, comme c'est le cas pour toute école de pensée. L'école de pensée considérée comme la plus influente et les théoriciens individuels les plus cités dans le tournant africain vers la théorie décoloniale sont au centre de cette étude. Enfin, la thèse de cet article n'est pas que les théorisations décoloniales sont erronées, même si elles peuvent l'être. C'est que cette forme particulière de théorie décoloniale latino-américaine est limitée dans sa compréhension du problème du colonialisme et ne devrait donc pas être adoptée comme la manière universelle de théoriser celui-ci. En décrivant le problème du colonialisme dans de larges parties de l'Afrique à travers l'expérience du système éducatif de l’apartheid, l'article souligne cette différence.

Ce texte considère ensuite que les prises de positions politiques et critiques des mouvements et de la pensée se situent « conjecturalement », ce qui signifie que ces interventions sont propres à des conjonctures politiques spécifiques. Cette façon de penser la généalogie conceptuelle et politique de la modernité coloniale est inspirée de l'historien britannique R. G. Collingwood et portée dans la pensée critique contemporaine par l'anthropologue jamaïcain David Scott (Scott, 2014). Pour paraphraser l'interprétation que fait Scott du « dispositif question-réponse », je pose la question suivante : « À quelle question ou à quelle situation cette version de la décolonialité a-t-elle répondu et répond-elle ? » Une question imbriquée dans celle-ci est la suivante : « pourquoi cette façon de penser le problème du colonialisme a-t-elle eu plus d'attrait dans cette conjoncture ? Pourquoi plus que d'autres traditions de pensée critique s’intéressant au pouvoir, à la race et au colonialisme, comme le marxisme et la théorie postcoloniale ? » Les formes de la pensée critique émergent dans et depuis des conjonctures politico-intellectuelles spécifiques, mais elles sont importées et traduites de manière vivante et productive. Comme le souligne Edward Said, la théorie voyage (Said, 1983), le défi consiste à s'accrocher à la spécificité de ses gestes initiaux, définis par la géographie et l'histoire, tout en la mettant en œuvre dans d'autres lieux, à d'autres moments, pour des usages différents. Cela nécessite une relation à la théorie qui évite le réflexe mimétique et qui, au contraire, la retravaille pour offrir une intervention réflexive dans le débat public. Cette conscience de soi implique de manifester les contours de la différence entre le problème actuel et le problème initial en réponse auquel l'intervention théorique (comme la décolonialité latino-américaine) a été développée et d'où elle a tiré sa « charge » originale[3].

En fin de compte, la thèse avancée dans ce qui suit interroge les conditions de réception en Afrique de cette école de pensée latino-américaine particulière à propos de la décolonialité et problématise ce tournant depuis des fondements historiques et géographiques. L'article historicise ainsi le tournant vers la décolonialité, un geste envisagé comme un acte de solidarité fondé sur l’intérêt critique partagé à propos du problème du colonialisme.

L'école décoloniale latino-américaine

En tant que courant intellectuel critique, "l'école décoloniale" ne peut être considérée comme homogène ou uniforme. Il existe des points de désaccord internes. L'un des principaux points de désaccord semble être son origine, distinguant la recherche décoloniale située en Amérique latine et la recherche décoloniale produite par les membres de la diaspora. Selon l’un des récits de ses origines, par exemple celui donné par Ramón Grosfoguel, la théorie décoloniale est apparue en Amérique latine à la suite de la fin de la guerre froide et dans le sillage des critiques tant du marxisme que des théories de la modernisation et du développement[4]. D'autres chercheurs d'Amérique latine affirment que la théorie décoloniale est née en Amérique latine, mais qu'elle est devenue mondiale grâce à certains membres de la diaspora latino-américaine qui ont fait leur carrière dans les universités nord-américaines, en particulier aux États-Unis (De Lima Grecco et Schuster, 2020). De l'avis de certains critiques basés en Amérique latine, les théories décoloniales énoncées en Amérique latine mais reprises par des chercheurs de la diaspora latino-américaine basés aux États-Unis ont bénéficié d'une plate-forme et d'une puissante force de diffusion dans d'autres parties du monde réceptives aux circuits de connaissance nord-américains. Selon certains de ces critiques latino-américains, comme la célèbre sociologue Silvia Rivera Cusicanqui, d’importantes questions éthiques sont à poser à certains des chercheurs nord-américains promoteurs de la théorie décoloniale à propos de l'économie politique du savoir qui a permis leur audience mondiale (Cusicanqui, 2012). Pour ces critiques, la localisation de ces chercheurs aux États-Unis plutôt que dans des universités plus périphériques du Sud global a ainsi contribué à la diffusion mondiale de leurs thèses et à leur visibilité dans un monde où le savoir circule souvent de manière asymétrique. On peut également se demander pourquoi les chercheurs qui écrivent à partir de l'Amérique latine, souvent dans des langues vernaculaires et romanes, ont été ignorés.

Ces différences dans le récit des origines de la théorie décoloniale et la raison pour laquelle elle jouit actuellement d'une portée mondiale ne sont sans importance parmi les chercheurs latino-américains. Si la théorie doit être considérée comme un geste doué de marqueurs géographiques et temporels spécifiques, alors la théorie décoloniale en tant que formation discursive devrait également être considérée comme un ensemble diversifié de courants de pensée théorico-politiques, avec des différences et des débats internes. Ces différences indiquent que la théorie décoloniale, telle que nous la connaissons lorsqu'elle s’exporte, n'est qu'une version, certes dominante, des courants de pensée qui émergent au sein des débats en Amérique latine. Ce sur quoi les chercheurs peuvent s'accorder, malgré leurs différences, c'est que la théorie décoloniale a pour fondement le sentiment que les formulations libérales et marxistes de la problématique de la modernisation et du développement, qui étaient si importantes dans les débats de gauche des années 1960 à la fin des années 1980, ont été traduites de manière inadéquate et problématique comme des projets étatiques. Ces entreprises de développement menées par l'État ont exercé une violence somatique et épistémique contre des visions alternatives de l'organisation de la société, en particulier celles indigènes[5]. Il demeure à déterminer, bien que cela dépasse le cadre de cet article, si cela constitue un argument convaincant en faveur d'un problème inhérent au marxisme théorique lui-même, plutôt que la manifestation d’une inadéquation dans la traduction de perspectives théoriques en projets politiques concrets. Quoiqu'il faille reconnaître que la théorie décoloniale peut avoir deux courants – l'un qui n'a pas voyagé et l'autre qui l'a fait –, la visée de cet article est de considérer la théorie décoloniale qui a le plus souvent été importée et qui est peut ainsi être rencontrée et mise en œuvre en Afrique. En ce sens, nous nous intéressons à la version s’inspirant principalement des universitaires situés au sein du champ académique des États-Unis.

La colonialité

Deux thèses centrales de l'école de pensée décoloniale, qui sont simultanément ses concepts-clé, ont trouvé un écho particulier parmi les chercheurs qui ont adopté la théorie décoloniale en Afrique. La première concerne la façon de théoriser le colonialisme en tant que « colonialité » et la seconde consiste en la manière d’appréhender la race en tant que zone d’ « être et de non-être », comme nous allons le voir de manière plus élaborée dans ce qui suit. La distinction entre « colonialisme » et « colonialité », d'une part, et par conséquent entre « décolonisation » et « décolonialité », d'autre part, doit être vue comme un élément central de la théorie décoloniale, selon l'un de ses partisans les plus prolifiques, l'universitaire argentin Walter Mignolo. Attribuant cette distinction au chercheur le plus éminent du groupe, l'intellectuel péruvien Aníbal Quijano, Mignolo décrit l'importance de cet argument comme suit :

Premièrement, et compte tenu de ce cadre théorique distinctif fondé sur l'histoire coloniale des Amériques et, par la suite, du monde, Quijano a suggéré que la tâche décoloniale (il utilisait encore le terme décolonisation à l'époque, mais le sens était ce que nous entendons aujourd'hui par décolonialité) consiste en une reconstitution épistémique. Il voulait dire que, d'une part, il existe une rhétorique civilisationnelle (au sens d’argument d’autorité) du salut, l'Occident (l'ouest de Jérusalem, l'ancienne Europe de l’Ouest et les États-Unis) étant le sauveur et les autres ayant besoin d'être sauvés. Le salut a plusieurs conceptions, qui coexistent toutes aujourd'hui, mais qui se sont développées sur plus de 500 ans, depuis 1500 : le salut par la conversion au christianisme, le salut par le progrès et la civilisation, le salut par le développement et la modernisation, le salut par la démocratie du marché mondial (par exemple le néolibéralisme). Ainsi, la rhétorique de la modernité est l'actualisation constante de la rhétorique du salut cachant la logique de la colonialité – guerre, destruction, racisme, sexisme, inégalités, injustices, etc. Toutes les « mauvaises » choses que les gens remarquent aujourd'hui dans le monde ne peuvent être changées ou améliorées tant que la modernité/colonialité reste en place (Mignolo, 2014).

La distinction entre le colonialisme et la colonialité est importante dans ce développement argumentatif. Le concept colonialisme a une valeur limitée, affirme Mignolo, parce qu’il implique que le colonialisme était un moment historiquement spécifique – un événement – alors que la colonialité fait référence à un ordre épistémique et ontologique permanent qui perdure après la fin formelle du colonialisme en Amérique latine. Il existe ici des résonances avec un autre groupe de chercheurs qui travaillent sur le concept de colonialisme de peuplement à partir d'un point de vue géo-historique différent, en Australie, au Canada et en Nouvelle-Zélande. Le chercheur australien Patrick Wolfe a ainsi soutenu que le colonialisme de peuplement devait être considéré comme une structure plutôt qu'un événement, une structure qui efface le sujet autochtone soit physiquement (par le génocide par exemple) soit par l'assimilation culturelle[6]. Dans ce dernier cas, l'accent est mis sur l'effacement par voie d’assimilation de l'autochtone en tant qu'incarnation d'une conscience historique. Cela est particulièrement manifeste dans les études historiques des enlèvements d'enfants aborigènes par la suite intégrés et assimilés dans des familles de colons blancs, phénomène connu sous le nom des "Générations volées" (Guardian, 2018).

Alors que les spécialistes australiens et néo-zélandais du colonialisme de peuplement s'intéressent à des événements et processus historiques spécifiques – telles que les politiques forcées et systématiques de métissage –, l'école décoloniale de Quijano, Mignolo, Grosfoguel et de Nelson Maldonado-Torres, un spécialiste des études littéraires et hispaniques basé à Rutgers, est tout à fait explicite quant à son rejet de toute spécification historique du concept de colonialisme. Plus précisément, cette école décoloniale s'oppose à tout concept du colonialisme mettant l'accent sur les aspects politiques et administratifs de la domination coloniale, au motif que cela suggère à tort que le colonialisme a pris fin lorsque la domination coloniale politique et formelle s'est achevée. Selon ces théoriciens, si nous acceptons une date de péremption du colonialisme, le travail de la politique anticoloniale et de la décolonisation serait superfétatoire. Comme le dit Grosfoguel, « l'un des mythes les plus puissants du vingtième siècle a été l'idée que l'élimination des administrations coloniales équivalait à la décolonisation du monde » (Grosfoguel, 2007: 214). Au contraire, affirme-t-il, « avec la décolonisation juridico-politique, nous sommes passés d'une période de 'colonialisme mondial' à la période actuelle de 'colonialité mondiale' » (Grosfoguel, 2011, 4).

La race comme structure de pensée

Pour cette école décoloniale, la reconstitution épistémique, plutôt que le concept historiquement spécifique de racisme biologique, est le problème fondamental qui structure la modernité. Cette reconstitution épistémique est la continuité à l’œuvre dans la modernité qui en tresse la violence et le racisme. Pour Grosfoguel, cette façon de penser la modernité éclaire le racisme contemporain d'une manière différente. Le racisme devient une structure de pensée plutôt qu'une classification et une expérience spécifiques limitées au racisme biologique moderne. Comme le dit Grosfoguel, « le racisme est une hiérarchie globale de supériorité et d'infériorité le long de la ligne humaine », qui a été produite et reproduite politiquement, culturellement et économiquement pendant des siècles par les institutions du « système mondial moderne/colonial capitaliste/patriarcal occidental-centrique/chrétien-centrique » (ibid.). Il poursuit en indiquant que,

Les personnes classées au-dessus de la ligne de l'humain sont reconnues socialement dans leur humanité et bénéficient donc de l'accès aux droits (droits de l'homme, droits civils, droits des femmes et/ou droits du travail), aux ressources matérielles et à la reconnaissance sociale de leurs subjectivités, identités, épistémologies et spiritualités. Les personnes situées en dessous de la ligne de l'humain sont considérées comme sous-humaines ou non-humaines ; en d'autres termes, leur humanité est remise en question et, par suite, niée (Grosfoguel, 2016 : 10).

Grosfoguel s'appuie ici explicitement sur son interprétation de Frantz Fanon pour décrire une distinction entre la « zone d'être » et la zone de « non-être » :

Le racisme est une hiérarchie de supériorité/infériorité sur la ligne de l'humain. Cette hiérarchie peut être construite et marquée de diverses manières. Les élites occidentalisées du Tiers-monde (Afrique, Asie ou Amérique latine) reproduisent des pratiques racistes à l'encontre de groupes ethniques/raciaux où, selon l'histoire locale/coloniale, ceux qui sont considérés comme ‘inférieurs’ et sous la ligne de l'humain peuvent être caractérisés ou marqués selon des critères religieux, éthiques, culturels ou de couleur (ibid.).

Cette formulation du problème du racisme comme étant épistémique plutôt qu'institutionnel, comme une caractéristique plus abstraite de la modernité plutôt qu'une classification historiquement spécifique, et des zones d'être et de non-être a été puissamment reprise par Maldonado-Torres en particulier et par un certain nombre de chercheurs, notamment de la nouvelle génération, dans le champ académique sud-africain. C'est sur cette influence que porte la section suivante de l'article.

Le tournant décolonial en Afrique

Quels ont été les réseaux institutionnels par lesquels la pensée décoloniale latino-américaine s'est exportée en Afrique du Sud ? Et quel pouvait être l'attrait de la théorie décoloniale, en particulier pour une nouvelle génération de chercheurs et d'étudiants entrant dans l'université sud-africaine après la fin officielle de l'apartheid ? Le tournant décolonial envisagé ici dépend inévitablement tant des institutions, des lieux que de l'influence de chercheurs individuels, en particulier de ceux qui ont contribué de manière importante à la création de ces réseaux qui ont à leur tour permis l'émergence de nouvelles communautés de chercheurs. Parmi les plus pénétrants, actifs et influents de ces chercheurs figure Sabelo Ndlovu-Gatsheni, un historien zimbabwéen qui s'est installé en Afrique du Sud lors de la crise institutionnelle et des contraintes politiques engendrées par le programme de réforme agraire accélérée lancé en 2001 au Zimbabwe. À la suite de ces évènements, il a occupé le poste d’enseignant-chercheur à l’Université d’Afrique du Sud, de loin la plus importante université d’enseignement à distance dans le pays[7]. Ndlovu-Gatsheni a participé à des événements annuels organisés par Mignolo, Grosfoguel et d'autres. Il a ensuite créé ce que se désigne aujourd'hui sous le nom d’Africa Decolonial Research Network (ADERN), fondé en 2011 à l'Université d'Afrique du Sud (UNISA). L'ADERN a été établi comme un réseau d'universitaires travaillant sur la théorie décoloniale. Sabelo Ndlovu-Gatsheni explique le contexte:

À l'UNISA, comme dans d'autres universités situées sur le continent africain (universités en Afrique plutôt qu'universités africaines), nous étions habitués à consommer la production académique provenant de l'Occident. Nous n'étions guère conscients de la richesse de l'érudition africaine locale et de la production de connaissances africaines. J'ai constaté que nous devions modifier la géographie du savoir ainsi que la biographie du savoir. La première chose à faire était donc de déterminer qui sont les penseurs décoloniaux en Afrique et quelles ont été et sont encore leurs contributions (Ndlovu-Gatsheni, n.d.).

« Au départ », raconte-t-il, « l'ADERN était un petit groupe de chercheurs issus de différents départements tels que les études sur le développement (où j'étais moi-même situé), les sciences politiques, la philosophie, les sciences de la communication et la criminologie à l'UNISA, ainsi que d'autres universités ». Nvodlu-Gatsheni explique comment une université d'été décoloniale a été créée, après qu’il ait participé avec quelques collègues à l’école d'été internationale de Barcelone sur la décolonisation du savoir et du pouvoir organisée par Ramon Grosfoguel en 2012. En 2013, le professeur Rosemary Moeketsi, doyenne exécutive du Collège des sciences humaines de l'UNISA, a assisté à l'université d'été de Barcelone et l'a trouvée « si instructive et importante qu'elle a porté l'idée d'une université d'été décoloniale annuelle à l'UNISA », permettant à davantage d'universitaires et d'étudiants sud-africains ainsi qu'à d'autres issus du continent africain de suivre une formation sur la décolonialité. « La première école d'été décoloniale a été organisée en 2014 à Pretoria et s'est poursuivie depuis lors (n.d.) »

Pour comprendre l'attrait de la théorie décoloniale latino-américaine, nous devons prendre en compte les changements en cours dans le champ académique sud-africain depuis 1994 et se former une idée de ce qu'étaient certaines des traditions critiques et théoriques dominantes au sein l'université[8].En particulier, il est nécessaire de garder à l'esprit la relation entre l'expérience historique de la déracialisation des universités et l'attrait d'un tournant vers la décolonialité plutôt que vers la décolonisation. En d'autres termes, il s’agit de prendre en compte les questions d'épistémologie autant que les changements institutionnels. Pour se concentrer sur une partie particulièrement pertinente de l’histoire institutionnelle, l'expérience d'une génération entrant à l'université après 1994, en particulier dans les universités libérales anciennement blanches, a été le lieu de formes subtiles et aliénantes de discrimination raciale auquel le récit de la fin formelle de l'apartheid en 1994 n’était pas ajusté[9]. Ce n'était pas seulement le point de vue des étudiants après 1994 ; il décrit également l'expérience de certains universitaires noirs confirmés qui ont été embauchés comme professeurs dans des universités sud-africaines où la majorité du personnel enseignant restait blanche. Le cas le plus connu en Afrique du Sud est celui de l'universitaire ougandais Mahmood Mamdani, qui a été engagé à l'université du Cap (UCT) en tant que professeur d'études africaines en 1996 et dont l’expérience a fait l’objet d’un débat public. Un autre cas est celui de feu l'anthropologue sud-africain en exil Archie Mafeje. Celui-ci a été nommé professeur à l'UCT en 1968, mais sa nomination a été annulée par le gouvernement d'apartheid pour des raisons raciales. Cette décision a entraîné des protestations de la part des étudiants, tandis que Mafeje s'exilait pour mener une vie intellectuelle d’importance, sous le signe du panafricanisme, principalement à l'université américaine du Caire en Égypte. Après son retour d'exil en 1994, certains universitaires noirs de l'UCT ont demandé la réintégration de Mafeje, mais ce déroulé a soulevé un certain nombre de questions sur la continuité du préjugé racial (Mamdani, 1998 ; Ntsebeza, 2014).

La composition démographique de l'université sud-africaine a connu des bouleversements d’ampleur inédite depuis 1994. Dans les années 1950, le pourcentage d'étudiants noirs africains par rapport au nombre total d'étudiants dans l'enseignement supérieur sud-africain était de 5,7 %. En 1983, il était passé à 18,1 % et en 1994 à 47 % (Ratcatcher, 2012). Ce chiffre a encore augmenté pour atteindre 71 % en 2015 (Africa Check, 2016). Au cours de cette même période, entre 1994 et aujourd'hui, le nombre d'étudiants dans l'enseignement supérieur a doublé pour atteindre un peu moins d'un million d’individus. Pourtant, seuls 14 % de la jeunesse noire sud-africaine sont inscrits dans l'enseignement supérieur (Ratcatcher, 2012).

Les Sud-Africains de descendance indienne et les Sud-Africains dits « Couloured » n'avaient qu'un accès limité au système d'enseignement supérieur du régime de l'apartheid, lequel était structuré en fonction de la race. Ceux que l'on appelle dans le jargon sud-africain les Noirs africains Sud-Africains, dont la majorité numérique était définie selon des critères ethniques et qui avaient été délibérément exclus de l'enseignement supérieur, entraient dans un système universitaire. La démographie du personnel enseignant des universités reflétait également cet héritage d'exclusion, 86 % du personnel académique des universités étant toujours catégorisé comme blanc en 2015. Lorsque la révolte étudiante s'est produite à l'UCT en 2015, cette université ne comptait pas une seule femme noire africaine parmi ses professeurs.

Ces changements structurels dans la composition démographique du corps étudiant sud-africain ont eu lieu parallèlement aux tentatives de divers universitaires de transformer le corpus des savoirs dans le champ académique sud-africain. Plutôt que d'être institutionnalisées, ces tentatives ont été inégales et très hétérogènes, se sont heurtant souvent à de la résistance, comme l'indique la prise de position de Mamdani décrite ci-dessus[10]. Certains ont joui le soutien des planificateurs et de la direction de l'établissement. Beaucoup se sont confrontés à une franche opposition et à de l'hostilité[11]. Certains des étudiants qui ont trouvé des voies discursives pour remettre en question les formes et les contenus hégémoniques de l'université ont été, dans une certaine mesure, les produits de ces changements dont les universitaires ont fait l’expérience dès les années 1980.

Quels étaient les courants de pensée critiques dont disposait cette génération entrant à l'université pour réfléchir à sa situation difficile et aux pressions exercées pour qu'elle s'assimile aux pratiques culturelles et institutionnelles dominantes, alors que la plupart des étudiants étaient noirs et que la plupart des universitaires restaient blancs ? Ces contraintes étaient sociologiquement amplifiées par l'aliénation produite à la fois par l'expérience propre à l'université et par la fonction complexe de l'université s’agissant de justice sociale dans l'une des sociétés les plus inégales du monde. Pour une génération antérieure de chercheurs, les concepts et les théories avaient ainsi également voyagé entre l'Amérique latine et l'Afrique, les chercheurs tenants de la « théorie de la dépendance » s'inspirant et débattant de leurs travaux respectifs de manière soutenue de part et d’autre de l’Atlantique (Wallerstein, 2007 ; Frank, 2009 ; Amin, 1978 ; Magubane, 1975 ; Babu et Tandon, 1982 ; et Wolpe, 1980). Pour une génération antérieure, les débats politico-économiques sud-africains sur la relation entre la race et la classe étaient surtout influencés par le marxisme occidental. Dans ces débats, l'accent était majoritairement mis sur la classe comme logique principale animant les théories raciales et comme justification idéologique de l'obtention d'une main-d'œuvre bon marché (Pillay, 2009). Plus tard, il y eut également d'autres courants de pensée dans le champ académique sud-africain portés à la réflexion sur le colonialisme, la connaissance, la culture et les droits de l'homme, ainsi qu'aux questions relatives à l'égalité des sexes.

De manière plus limitée, en partie en raison de l'isolement culturel de l'Afrique du Sud par rapport au reste du continent africain, certains se sont inspirés des débats africains successifs aux indépendances nationales dans des universités telles que l'Université d'Ibadan au Nigeria, l'Université de Dar es Salaam en Tanzanie et l'Université de Makerere en Ouganda. La réflexion sur la race en tant qu'élément du désordre colonial s'est davantage développée après la publication de l'ouvrage séminal d'Edward Said, L’orientalisme, en 1978, et les travaux de l’intellectuel britannique-caribéen Stuart Hall sur la race en tant que « signifiant flottant » (Jhally et Hall, 1996), qui ont circulé dans les circuits universitaires sud-africains à travers des revues telles que Race and Class et New Left Review. Cela a mené certains à penser le discours colonial comme relativement indépendant des logiques d'accumulation du capital. Cela a également conduit à une discussion des essais de théorisation qui repensaient le marxisme et la classe en relation avec la variété des histoires coloniales. Ces analyses étaient en particulier inspirées par le travail collectif du groupe d'études subalternes d'Asie du Sud (Lalu, 2008). Les différentes positions occupées dans ce débat à propos des rapports classe-race avaient en partager de considérer le colonialisme comme moment parmi d’autre d’un passé marqué par les logiques de marché et d'accumulation du capital.

Tant s’agissant de ceux qui depuis peu puisent à la source de la théorie postcoloniale que de ceux se réclamant désormais de l’école décoloniale ont opéré un tournant vers d'autres approches du colonialisme à la lumière sentiment qu'un certain type d'interprétation marxiste du colonialisme et de l'apartheid, longtemps influent dans les universités, ne permettait plus de penser le problème et la politique de la race, du colonialisme et de l'après-apartheid. L'expérience de l'université d’après l'apartheid en tant qu'espace culturellement aliénant, avec sa pression à l’assimilation aux codes et aux mœurs dominants, n'était pas non plus appréhendable dans un sens existentiel à travers le concept réducteur et surdéterminant de classe. Il y avait et il y a toujours un malaise partagé à propos de la place privilégiée qu'occupait l'économie politique pour la génération précédente sur le continent africain et les limites de la capacité de cette tradition intellectuelle à penser les relations actuelles de pouvoir et de différence. Il ne s'agit pas de suggérer qu'il existe un consensus au sein de la génération actuelle pour rejeter le marxisme, mais de relever qu'une partie de l'attrait de la théorie décoloniale latino-américaine au sein de cette génération réside dans le sentiment partagé, à juste titre ou de manière discutable, que le marxisme continue d'être un mode de pensée interne à un épistémè occidental dont ils souhaitent s'affranchir. Comme le dit Ndlovu-Gatsheni,

Les marxistes ont rapporté à des formes de fausses consciences la question de la race comme la question de l'ethnicité. Le fait que la race soit un élément structurel constitutif du système colonial leur a échappé. Lorsque l'Union soviétique s'est effondrée, leur discours a été relégué à l'arrière-plan. Les années 1990 ont vu la prolifération des théories postcoloniales, mais les courants de pensée décoloniaux, qui remontent aux rencontres coloniales elles-mêmes, ont opposé une importante résistance à l’effacement. Il n'est donc pas étonnant qu'elles soient aujourd'hui de retour à l'université dans le cadre de la dénonciation à la colonialité. La race n’appartenait au passé. Elle était dans le présent. Le geste décolonial a ramené au centre du débat des questions telles que la connaissance, l'épistémologie, la question de l'humanisme, l'organisation des personnes en hiérarchies raciales et l'invention du colonialisme. L'idée que le savoir a été colonisé nous a fait passer du statut de consommateurs de savoir à celui de critiques du savoir euro-centrique (Ndlovu-Gatsheni, n.d.).

Lorsque Ndlovu-Gatsheni décrit l'expérience des marxistes rejetant la race de manière réductrice et soulignant la primauté de la classe en tant que catégorie heuristique, il fait spécifiquement référence aux traditions dominantes du marxisme universitaire telles qu'elles ont été déployées dans le champ académique sud-africain, parmi des chercheurs marxistes majoritairement blancs, qui sentaient plus proches des débats du marxisme occidental en Europe que des discussions des marxistes du reste du continent africain (Nash, 1999).[12]

Comme le suggère le récit de Ndhlovu-Gatsheni, de nombreux étudiants, pour la plupart noirs, entrant dans le système universitaire se trouvaient à la recherche de ressources critiques pour donner un sens à leur sentiment de marginalisation, bien qu'ils fussent dans des universités « d'élite » historiquement blanches, comme l'Université du Cap ou l'Université de Witwatersrand. Le fait de s'entendre dire par des universitaires blancs du courant marxiste que la race n'était pas importante et que se concentrer sur la race ou le colonialisme conduirait à une politique identitaire de teneur réactionnaire et nationaliste a accru leur prise de distance à la fois à l’égard de leurs institutions et du marxisme lui-même[13]. Parmi cette jeune génération de chercheurs noirs, des voix se sont élevées pour décider que, plutôt que d’être conscrites dans les paramètres binaires et restrictifs de ces anciens débats, il était nécessaire de redéfinir le débat lui-même. Au lieu de parler de race et de classe, ils ont affirmé que le problème était celui du colonialisme ou plus précisément en s'appuyant sur les concepts de la théorie décoloniale, le problème de la « colonialité ».

Pour certains universitaires sud-africains, la problématique coloniale et les limites du débat race-classe ont été éclairées par la rencontre avec la théorie postcoloniale, en particulier lorsque celle-ci est arrivée en Afrique du Sud par le biais d'importants débats en littérature comparée et dans le champ émergeant des études culturelles. Il est toutefois important de souligner que les chercheurs de l'ADERN ont renié résolument la théorie postcoloniale. Son rejet par Ndolvu-Gatsheni s’appuie sur la critique de ce courant de pensée développée par des chercheurs décoloniaux comme Grosfoguel. Dans un article de 2011 intitulé « Decolonizing Postcolonial Studies and the Paradigms of Political Economy », Grosfoguel joint sa critique de la théorie postcoloniale (parfois décrite dans son travail avec un trait d'union comme "post-coloniale" et parfois sans trait d'union comme "postcoloniale") à sa critique de l'économie politique. La critique de Grosfoguel est adressée au groupe d'études subalternes d'Asie du Sud, lui-même traduit par un groupe d'études subalternes d'Amérique latine. À propos d'une réunion qui s'est tenue en 1998 à l'université de Duke entre certains membres du groupe d'études subalternes sud-asiatiques et du groupe d'études subalternes latino-américaines, il a déclaré qu'il avait l'impression que les études subalternes écrivaient sur les subalternes, mais pas depuis une « perspective subalterne ». Il a affirmé que, par contraste, les théoriciens décoloniaux ont le mérite d'offrir une perspective authentiquement subalterne :

À quelques exceptions près, ils [les études subalternes sud-asiatiques] ont produit des études sur les subalternes plutôt que des études avec et à partir d'une perspective subalterne. Comme l'épistémologie impérialiste des Area Studies, la théorie est toujours située dans le Nord alors que les sujets à étudier sont situés dans le Sud (Grosfoguel, 2011 : 2).[14]

Deuxièmement, Grosfoguel soutient que la théorie postcoloniale, en raison de sa dépendance à l'égard de la pensée poststructuraliste, est demeurée dans l'épistémè occidentale : « En utilisant une épistémologie occidentale et en favorisant Gramsci et Foucault, ils ont contraint et limité la radicalité de leur critique à l'eurocentrisme. Ces débats ont rendu clair pour nous la nécessité de décoloniser non seulement les études subalternes mais également les études postcoloniales (Grosfoguel, 2011, 2) ». Il conclut : « L'ancienne division entre culture et économie politique, telle qu'elle est exprimée dans les études postcoloniales et les approches d'économie politique, est dépassée dans la pensée décoloniale – dans l'approche postulant la colonialité du pouvoir, ce qui vient en premier, la culture ou l'économie, est un faux dilemme, un dilemme de la poule et de l'œuf qui obscurcit la complexité du système mondial capitaliste (Grosfoguel, 2011 : 12) ».

Cette tentative de réunir le domaine de la culture et celui de l'économie politique a été très productive pour la théorie décoloniale. Cependant, il faut le souligner, certaines caricatures majeures ont été faites ce faisant, Grosfoguel et Maldonado-Torres opérant ainsi une confusion entre leur critique du postmodernisme et la critique de la théorie postcoloniale et des études subalternes sud-asiatiques. Une lecture attentive de l'un ou l'autre de ces corpus suggèrerait pourtant que les études subalternes sud-asiatiques ne sont pas substituables à la théorie postcoloniale ou au postmodernisme, et vice versa. On pourrait également souligner que les études subalternes sont un collectif hétérogène qui émerge en Inde et qui n’est pas sans compter un certain nombre de débats internes et de sujets de discorde. Les critiques sérieuses ont ainsi soulevé de vives questions sur la prédominance des chercheurs indiens au détriment de ceux d'autres pays, comme le Sri Lanka ou le Pakistan. Ses lacunes en matière de genre, d'histoire des Dalits et de politique ont également été soulignées. Mais le but ici n'est pas nécessairement de défendre ou de décrire les débats sur ou dans les études subalternes d'Asie du Sud ou la théorie postcoloniale.

L'objectif n'est pas non plus d'établir un choix partisan entre la théorie postcoloniale et la théorie décoloniale. Ce qui est en jeu ici, c'est la manière dont nous pensons le problème du colonialisme dans la trame contemporaine africaine. Dans cette mesure, si cet article plaide pour une position, c'est une celle qui rejoint la revendication du philosophe sénégalais Souleymane Bachir Diagne : il faut penser le problème du colonialisme, et tracer les coordonnées d'une sortie du colonialisme, par tous les moyens théoriques nécessaires (Diagne, 2011 : 74). Il ne s'agit pas, cependant, de suggérer que le critère de jugement est suspendu. Il ne s'agit pas non plus d'embrasser un cosmopolitisme théorique qui prétend parler au nom de tous les pays, mais qui ne vient de nulle part. L'engagement théorique reste ici ouvert à aux ressources anticoloniales disponibles dans les vastes archives des traditions de pensée critique qui pourraient le mieux nous aider à penser le problème particulier du colonialisme qui nous occupe.

Le concept de « blessure coloniale » développé par Walter Mignolo offre un moyen convaincant de s’intéresser aux héritages du colonialisme dans le présent, qui correspond à l'expérience d'une nouvelle génération entrant dans une université sud-africaine encore en voie de déracialisation (Mignolo et Vasquez, 2013). La blessure coloniale en tant que métaphore a permis à Mignolo de suggérer qu'il existe une dimension psychique aux dommages causés par le colonialisme aux sujets colonisés, une blessure qui reste ouverte et dont il faut par conséquent s'occuper. Le travail de réparation, de justice et de traitement des voies intangibles par lesquelles la violence coloniale laisse sa trace et son traumatisme sur les sujets colonisés est au fondement de l'attrait de ce concept. Et dans cette mesure, un certain nombre de chercheurs basés en Afrique du Sud ont trouvé et trouvent que la décolonialité latino-américaine est une école de pensée très utile pour faire avancer le débat sur la décolonisation du savoir.[15]

Droit et différence : la limite décoloniale en Afrique

Si l'expérience anthropologique fondatrice de la théorie décoloniale latino-américaine est celle de l'assimilation coloniale, il y a une limite à ne s'appuyer que sur la décolonialité comme approche pour penser le problème du colonialisme à partir de l'Afrique. Nous avons brièvement noté la conjoncture historiquement spécifique à partir de laquelle la décolonialité émerge en tant que geste intellectuel critique en Amérique latine et les façons dont l'expérience coloniale en Amérique latine, en Australie et en Nouvelle-Zélande, définie par la conquête et l'assimilation, produit un héritage spécifique. Parallèlement aux débats intellectuels africains plus anciens sur le nationalisme, le marxisme et la décolonisation de la connaissance dans les années 1960, ces deux interventions ont conduit dans le contexte sud-africain à mettre en lumière la centralité du projet colonial dans la fondation de l'apartheid. Ces tournants permettent l'émergence d'un langage différent en voie de constituer un idiome permettant de penser l'apartheid comme un problème colonial et l'Afrique du Sud comme une partie du monde anciennement colonisé.

Nous avons identifié la condition sociologique de la nouvelle génération d'étudiants noirs, à qui l'on a historiquement refusé tout accès significatif à l'enseignement supérieur mais qui entrent désormais dans l’université et considèrent que celle-ci est un lieu aliénant. Cette dernière expérience est le problème que les théoriciens décoloniaux décrivent comme celui de la violence épistémique : l’effacement du savoir du sujet colonisé en tant que savoir en premier lieu et la reconstitution et le réarrangement coloniaux du sujet en tant qu'objet de salut et d'intervention impériaux afin de produire l'image que l'Occident a de lui-même à travers le sujet colonisé. De ce point de vue, le paradigme colonial est bien adapté à ce que l'on trouve aujourd'hui dans l’université sud-africaine, parce que sa régénération n'a pas été opérée de manière adéquate après la fin de l'apartheid.

L'universitaire Johannes Seroto, basé à l'UNISA, propose un cadre de réflexion sur l'éducation missionnaire en Afrique du Sud, basé sur les idées théoriques de Grosfoguel. Il s'appuie sur la grille conceptuelle tridimensionnelle fondée par la colonialité du pouvoir, la colonialité du savoir et la colonialité de l'être. Seroto souligne que « lorsque les missionnaires sont arrivés en Afrique, ils ont, consciemment ou inconsciemment, porté de lourdes accusations contre les populations indigènes, perçues comme des êtres inadéquats qui devaient d'être civilisés en leur inculquant des connaissances occidentales (Seroto, 2018 : 5) ». Il nous rappelle que « plusieurs institutions d’enseignement ont été usitées pour la promotion du savoir européen (ibid.) ». Son objectif est de « critiquer l'éducation dispensée aux populations indigènes par la mission suisse dans l'ancien Transvaal » à travers ce qu'il décrit comme une perspective décoloniale (Seroto, 2018 : 6). Il affirme que « les missionnaires ont utilisé des méthodes d'enseignement et des méthodes de travail qui n'étaient pas adaptées aux populations indigènes ». Il soutient également que « les missionnaires ont utilisé la conversion au christianisme pour coloniser la conscience et l'esprit des indigènes afin qu'ils acceptent la hiérarchisation européenne du pouvoir (ibid.) ». Cette dernière expression – « la hiérarchisation européenne du pouvoir » – est l'une des dix thèses sur la décolonialité proposées par Grosfoguel. Pour confirmer ce postulat, Seroto cite des exemples manifestant la rationalité de ceux qui ont conçu et mis en œuvre le programme d'éducation missionnaire. Par exemple, en 1902, le révérend H. A. Junod, éminent missionnaire-anthropologue de la mission suisse, a écrit que bien que les indigènes et les colons soient humains, « ils étaient différents en termes de caractère, d'hérédité et de santé mentale ». Seroto note aussi que la religion était utilisée comme marqueur des hiérarchies sociales (ibid.).

Le travail de Seroto est un exemple de puissante critique de l'éducation coloniale. Mais il ne s'agit que d'une description d'un moment spécifique du projet colonial en Afrique du Sud. Le refus d'historiciser le local ou de penser la temporalité comme étant à la fois chronologique et plurielle tend vers une vision limitée de ce que l'éducation coloniale a légué au présent. L'éducation coloniale est l'un des points où le projet décolonial latino-américain est importé dans le contexte africain sans être réellement traduit selon les réalités locales, révélant ses limites théoriques pour penser le problème dans le présent.

L'histoire de l'éducation coloniale en Afrique, et en Afrique du Sud en particulier, connaît deux moments importants, plus particulièrement dans les colonies britanniques[16]. Ces deux moments correspondent à l'évolution des logiques qui sous-tendent les politiques impériales et coloniales visant à garantir l'objectif ultime du gouvernement colonial, soit l'ordre parmi les indigènes pour permettre la continuation de la domination coloniale. Le premier moment est donc celui de l'assimilation. Au cours des XVIIe et XVIIIe siècles, l'éducation missionnaire européenne a pris en charge l’instruction de manière régionale et décentralisée pour accomplir un travail de civilisation et de salut. C'est également à cette époque que les formations tribales rencontrées par les colons à mesure qu'ils se déplaçaient vers l'arrière-pays à partir des ports d'entrée côtiers étaient pacifiées par des traités, puis détruites par la guerre lorsque la résistance autochtone se manifestait. Ces guerres de conquête ont permis la propriété coloniale de la terre et le contrôle des corps qui y évoluaient.

Le droit légitimait la conquête coloniale et fournissait également le cadre de l'administration des corps sur la terre conquise, désormais divisée en fermes appartenant aux colons. Les guerres de conquête ont mis un terme à la souveraineté des formations ethniques, plutôt que d'éradiquer complètement ces populations ou leurs formes préexistantes d’autorité politique. Il s'agissait de soumettre les autorités sous lesquelles vivaient les populations africaines plutôt que de les détruire totalement, en même temps que leurs formes de vie culturelles et politiques. L'objectif était de faire de la soumission à l'autorité de l'État colonial la condition d’un maintien pour les populations, qui allaient demeurer sous la domination de ce que l'État colonial allait refondre et codifier comme des formes d'autorité « tribales ». L'une des guerres les plus longues a été celle qui a duré cent ans pour vaincre les chefferies xhosa dans la province du Cap-Oriental. Dans l'après-guerre, l'État colonial a imposé diverses taxes, lesquelles étaient constitutives d’une technique d'assujettissement qui a forcé de nombreux jeunes hommes xhosas à émigrer vers les villes nouvelles en essor et les fermes commerciales qui s’y fondaient. En 1913, une loi foncière fut adoptée, qui attribuait à 86 % de la population seulement 13 % des terres. L'autochtone devient de plus en plus un migrant sur sa terre natale. Mais en 1912, les Africains qui avaient été à l’école de la mission – certains d'entre eux, comme l'intellectuel Solomon T. Plaatje, étaient fils de chefs traditionnels – faisaient partie d'une jeune élite africaine urbaine et instruite : journalistes, avocats, médecins et membres du clergé. C'est dans leurs rangs qu'ont émergé ceux qui ont commencé à réclamer à l'Empire britannique les droits universels de l'Homme qui leur avaient été promis mais qui tardaient voir le jour[17]. Si l'éducation et la chrétienté leur avaient enseigné qu'ils avaient droit à l'égalité, demandaient-ils poliment, pourquoi cette égalité leur était-elle refusée ? C'est en fait le magnat impérial de l'exploitation minière Cecil John Rhodes qui, à l'époque, défendait l'idée du « droit de vote pour les hommes civilisés » au Cap : l'idée que les Noirs africains ayant un certain niveau d'éducation et de propriété pouvaient avoir le droit d'être représentés politiquement. Il s'agissait en fait d'une politique d'échange de l'assimilation culturelle contre le droit à la représentation politique – la logique de la tutelle libérale.

Mais il y a eu un tournant dans cette politique : le deuxième moment significatif de l'éducation coloniale. Celui-ci est lié à des transformations d’ampleur dans la vie des autochtones et des conflits dans la communauté des colons. Parmi les Sud-Africains blancs, les descendants britanniques et néerlandais luttent les uns contre les autres pour la domination. L’établissement d'associations par les Africains issus de l’école missionnaire, comme l'ancêtre de l'African National Congress, le South African Native National Congress fondé en 1912, a représenté une menace inquiétante pour la politique des colons. La tradition libérale de la politique sud-africaine blanche accusait sa différence avec les nationalistes afrikaners sur la question de la possibilité pour les autochtones d’être assimilés à la culture européenne et aux modes de vie occidentaux. La tradition libérale s’accrochait à l’idéal de tutelle et au paternalisme. Mais les nationalistes afrikaners, de plus en plus dominants, avaient une conception différente du peuple, celle du volk, et par suite de la différence. Le principal théoricien de l'apartheid, Hendrik Verwoerd, avait mis en place une commission d'enquête sur l'éducation des autochtones qui a duré dix ans avant que son parti, le Parti national, ne remporte les élections de 1948. Lors de sa campagne électorale, il avait promis qu'il s’occuperait personnellement de ce que l'on appellerait désormais l'éducation bantoue.

La responsabilité de l'éducation des Africains passe des autorités régionales et des missionnaires à un ministère national, lequel prend en charge la politique éducative. Ce bouleversement s’atteste dans les dépenses d'éducation, qui sont plus clairement différenciées entre les financements destinés aux Africains et ceux conçus pour les personnes d'origine européenne. L'école est rendue obligatoire et gratuite pour les Blancs. Pour les Africains, au-delà de la phase primaire, elle est facultative et à la charge des parents. L'enseignement primaire doit être dispensé dans la langue maternelle et non en anglais. La ligne éducative directrice s'appelle désormais « développement séparé ». Dans un discours prononcé lors de la campagne électorale, Verwoerd a exposé la philosophie de ce qui allait devenir la loi sur l'éducation des Bantous de 1953 :

Lorsque je serai contrôleur de l'éducation des autochtones, je la réformerai de manière à ce que les autochtones apprennent dès l'enfance que l'égalité avec les Européens n'est pas pour eux. À quoi sert-il d'enseigner les mathématiques à un enfant bantou s'il ne peut pas les utiliser dans la pratique ? L'enfant bantou doit être guidé pour servir sa propre communauté. Il n'y a pas de place pour lui dans la communauté européenne en dehors de certaines formes de travail. Pour les Bantous, il y a toujours eu deux choix : se débarrasser de tout ce qui est bantou pour adopter la civilisation occidentale ou rester bantou et non civilisé. Que l'on puisse rester bantou avec les langues bantoues comme moyen de civilisation et que l'ensemble de la communauté puisse ainsi atteindre un niveau spirituel, social et économique plus élevé, voilà pour eux une idée presque incroyablement nouvelle (Verwoerd, cit. Johnson, 1982).

En 1953, coïncidant avec l'adoption de la loi sur l'éducation bantoue, Eileen Janse Krige a publié « Some Aspects of the Educational Pattern of the Bantu » dans la principale revue de théorie politique de l'époque, Theoria (Krige, 1953 : 29). L'élément intéressant de cet article n'est pas nécessairement la thèse qu'il avance mais le média où il parait, qui n’est pas le support le plus conventionnel à l'époque pour ce type de propos, généralement destiné à une revue ethnographique et anthropologique. Les connaissances sur la vie des Bantous étaient ainsi le plus souvent considérées comme des connaissances « ethniques » : ethnographie, ethnomusicologie, ethnoreligion, etc. Au lieu de cela, l'article de Krige est publié dans une revue de théorie politique, où l'on discute de choses universelles. Il ne s'adressait donc pas aux anthropologues, dont beaucoup étaient déjà persuadés que l'autochtone était différent. L’autrice répondait de manière critique aux théoriciens politiques qui, en déployant des catégories universelles, soutient que l'autochtone peut devenir un être civilisé assimilé. Grâce à ses observations de première main sur la vie dans un point d’échange frontalier pendant six mois, Krige décrit comment l'éducation bantoue est différente de l'éducation européenne, à la fois en termes de processus et d'objectifs. Elle affirme que l'apprentissage de l'enfant autochtone passe par un processus de socialisation différent, qui n’est pas par l'espace formel de la salle de classe que les Européens considèrent comme nécessaire pour que l’instruction ait lieu. Comme elle le dit, « pour l'Africain, l'éducation est la vie elle-même ; c'est l'insertion progressive de l'individu dans la vie sociale, d'un stade de développement à un autre (Krige, 1953 : 29-30) ». En bref, elle propose un argumentaire pour penser l'éducation comme plurielle, lequel qui pourrait être lu par certains théoriciens contemporains comme un soutien éloquent aux savoirs locaux et à l'éducation indigène.

Une partie importante de l'expérience africaine de la domination coloniale, soit le récit de l’éducation coloniale, rend la théorie décoloniale latino-américaine limitée lorsqu'il s'agit de penser le problème du colonialisme. Si l'on pense à la manière dont le colonialisme de peuplement en Afrique du Sud s’est agencé dans sa phase d'apartheid, il est indispensable de penser l'administration de la différence par le biais de l'éducation. Pour rendre compte du problème du colonialisme dans le présent en y incluant l'assimilation et la différence, il faut prêter attention à ces problèmes historiquement spécifiques à la domination coloniale dans le temps et dans l'espace.

Violence, épistémè et administration

Une partie de la singularité de la généalogie africaine de la domination coloniale réside donc dans la relation entre l'épistémologie d'une part les institutions de domination d'autre part, ainsi que dans la distinction entre la façon de penser l'indigène et la façon de gouverner l'indigène, notamment, mais pas seulement, s’agissant des manifestations anglophones du colonialisme. Ce dernier point est moins important dans le contexte latino-américain actuel. Plutôt que de régner sur les indigènes, le colonialisme de peuplement y a plus ou moins décimé les indigènes. Cela pourrait expliquer pourquoi le problème de l'administration coloniale et de ses héritages ne semble pas aussi important à analyser pour comprendre le présent dans la théorie décoloniale. Mignolo, Grosfoguel et Maldonado-Torres sont étonnamment silencieux sur le colonialisme en tant que tel et préfèrent la notion plus abstraite et moins spécifique sur le plan historique de colonialité, peut-être parce que la plupart des intellectuels et des critiques anti-impérialiste d'Amérique latine, de Bolivar à Castro, sont des personnes dont les ancêtres ne sont probablement pas des indigènes décimés et aujourd'hui largement minorisés mais d’ascendance européenne. Lorsque, sous le mandat gouvernemental de Luiz Inácio Lula da Silva travers le Parti des travailleurs au Brésil, l'accent a été mis sur l'héritage africain des populations brésilienne, signalant la prédominance souvent non reconnue des descendants européens dans les élites des sociétés latino-américaines, il s'agissait d'un écart symbolique important par rapport à la norme (Saraive, 2010). Étant donné cette éradication à la fois des corps et des idées au cours de la phase de conquête coloniale, l’administration coloniale subséquente en Amérique latine a rarement été confrontée à la question de savoir comment administrer les autochtones qui pouvaient prétendre à une majorité politique n'a ainsi pas eu besoin de traiter la différence autrement que comme une différence à éradiquer.

En revanche, la relation entre la différence, le droit et les institutions du pouvoir colonial est au cœur de l’histoire de l'expérience africaine. Dans ce contexte, l'un des problèmes de l'administration coloniale était de savoir comment gérer la population autochtone bien vivante, qui constituait une majorité démographique. À l'intersection du pouvoir, de la culture et de la politique, la fragmentation de la population autochtone en une multitude de minorités par le biais d'une différence imposée s’est imposée comme une réponse. La différence devait être traitée d'une manière qui ne consistait pas toujours à éradiquer son existence, elle pouvait cultivée aux fins politiques coloniales. L'expérience latino-américaine est utile pour comprendre comment le projet colonial a pensé l'Autre et comment la conquête et l'assimilation ont été rationalisées – sa violence épistémique. Mais elle est moins éclairante pour comprendre les rationalités changeantes de la domination coloniale du XIXe et du XXe siècle en Afrique, comme description de l'ordre politique colonial et de la domination par l'administration de la différence.

Exprimée depuis la perspective foucaldienne sur le pouvoir, on pourrait dire que la notion de pouvoir de la théorie décoloniale latino-américaine est essentiellement répressive[18]. En tant que théorie de la domination et de l’extermination, elle est pénétrante. Cependant, elle n'est pas aussi indiquée pour penser la production de nouveaux sujets politiques en tant que mode de fonctionnement de la volonté de puissance coloniale. Une théorie de la conquête coloniale nous donne une idée précise du pouvoir répressif du colonialisme et de ses atrocités exterminatrices. Elle nous donne également un sens historicisé du passage de l'Autre en tant qu'Autre religieux, représentant une ontologie différente de l'être (comme nous le voyons dans la querelle de Valladolid en 1550-51 entre Las Casas et Sepúlveda), à l'Autre en tant que sujet racial, désormais constitué par des discours socio-évolutionnistes et biologiques de la race (comme nous le voyons dans la description du génocide des Nama et des Hereros dans le Sud-Ouest africain allemand)[19]. Mais d'une manière quelque peu différente, les technologies de domination qui préoccupent les administrateurs qui ont fait leur carrière en Afrique, comme Frederick Lugard (Lugard, 1922),[20] Sir Theophilus Shepstone et George Grey au Natal colonial, montrent comme le colonialisme tardif était de plus en plus préoccupé par la fabrique de sujets politiques nouveaux mais différenciés, disponibles pour la domination, mais pas nécessairement voués à l’extermination (McClendon, 2004). Ces sujets politiques n'étaient pas considérés comme dispensables – comme l'étaient souvent les Amérindiens – mais comme faisant l’objet d'une mission civilisatrice, comme l'appelaient les Français. Sous sa forme d'apartheid, cette forme coloniale tardive était fondée sur la permanence de la différence, laquelle constituait le fondement même de la politique de ce que les théoriciens de l'apartheid appelaient le « bon voisinage[21] ».

Un anticolonialisme de la différence

Plus je lis le discours de Grosfoguel sur le racisme tel qu'il est déployé pour penser le problème du colonialisme dans les travaux de Serota et d'autres, plus je suis persuadé que nous avons besoin d'une théorisation historiquement spécifiée du problème du colonialisme. Si la colonialité devient l'universalisation théorique d'une description du problème, alors il est probable que les prétentions de la décolonialité à offrir normativement ce qu'elle appelle la « pluriversalité » ou la « diversité» (Grosfoguel, 2008) la rendront ironiquement victime du problème qu'elle décrit, plutôt que sa solution.

Bien qu'il s’adressât principalement à un public d'Asie du Sud-Est, les travaux de l'érudit chinois Kuan Hsing Chen, dans ses réflexions dans L'Asie comme méthode, sont instructifs pour penser différemment la comparaison. Comme il le souligne, « les processus historiques d'impérialisation, de colonisation et de guerre froide sont devenus des structures mutuellement enchevêtrées, qui ont façonné et conditionné la production de connaissances intellectuelles et populaires » (Chen, 2010 : 212). Mais il s’interroge :

Pourquoi de telles analyses comparatives au sein du Tiers-monde sont-elles si rares, voire inexistantes ? Que faut-il pour faciliter ce changement de points de référence ? Même si le désir et les moyens de passer d’un point de vue à l’autre, sur quelles bases la comparaison est-elle possible et productive ? Les occasions pour les Asiatiques de se connaître intellectuellement sont souvent interceptées par le flux structurel de désir vers l'Amérique du Nord (ibid.).

Ce constat vaut également pour l’Afrique. Le recours à la décolonialité latino-américaine, qui n'a pas été traduite historiquement, rend le besoin de comparaison d'autant plus important. Dans certains discours actuels inspirés par l'école décoloniale latino-américaine, le problème de l'héritage du colonialisme est identifié comme l'imposition du savoir européen ou occidental aux sujets africains. Mais il ne faut pas oublier que le problème hérité d'une politique anticoloniale après l'apartheid et l'administration indirecte est différent. L'éducation de l'apartheid, par exemple, après 1948, visait moins l'assimilation que la différence. Il ne s'agissait pas moins de l'imposition d'une vision européenne du monde, mais elle n'était pas identique à la violence épistémique que les expériences assimilationnistes fondent comme le problème du colonialisme.

Une approche comparative pour la réflexion autour du problème du colonialisme ne rend pas les différences sans importance mais les considère au contraire comme éclairantes. Elle encourage à penser l'éducation coloniale comme une question politique avec des réponses différentes à différentes conjonctures, tout comme les situations coloniales ont eu des réponses différentes à différents moments dans différentes parties du monde. Pluraliser notre analyse du problème du colonialisme dans le présent, comme nous le suggérons ici, ne signifie pas dissoudre ou décentrer la question coloniale, ni la fragmenter en autant d'études historiques de cas tenus pour ambivalents. Il s'agit plutôt d'aider à mettre en lumière les effets concrets que les catégories coloniales de domination ont dans le présent depuis leur singularité, que celles-ci soient définies comme raciales, sexuées, éthiques ou religieuses.

L'importance du passage de l'assimilation à la différence dans le projet politique colonial global a eu des effets désastreux qui perdurent à l’heure actuelle. Ceux qui en éprouvent les séquelles héritent d'un legs colonial qui, dans ses manifestations tardives, n'a pas tenté de décimer la différence mais plutôt de la mettre en valeur – et de la créer là où elle était absente, de l'amplifier là où elle était présente, et dans tous les cas de la fixer comme permanente par la loi. L'un des principaux théoriciens du colonialisme indirect, Frederick Lugard, l'administrateur colonial qui, dit-on, a établi le Nigeria moderne en tant qu'entité politique, avait mis en garde contre le danger d'une classe de sujets autochtones assimilés. Mais, pragmatique plutôt qu'idéologue dogmatique, Lugard a réagi, dans un contexte colonial différent, en fondant et en défendant l'Université de Hong Kong pendant sa période d’administrateur colonial dans cette ville. Au Nigeria, Lugard est devenu un partisan de la non-imposition des méthodes européennes aux sujets autochtones et de la recherche d'un moyen d'unifier un territoire appelé "Nigeria" tout en assurant l'ordre colonial par la division, par l’appui sur l’ethnicité au Sud et la religion au Nord[22].

L'historien nigérian pionnier Yusufu Bala Usman a tôt écrit que la réification coloniale de la différence ne faisait que renforcer l'assimilation : « la préoccupation coloniale pour la 'restauration et la réhabilitation du patrimoine culturel' tend à réifier la culture, en la privant de son dynamisme historique », et elle « perpétue en fait l'éthique de la dépendance qu'elle est ostensiblement censée éliminer » (Usman, 2006 : 23-4). Usman a affirmé qu'une telle approche était marquée par « trois faiblesses grossières » :

…son anhistoricité ; sa définition transcendantale de la culture qui rend la culture périphérique et marginale ; et sa racialisation et sa tribalisation de la culture. Quand on l'examine de près, on se rend compte qu'elle implique un déni de l'histoire et du mouvement historique parce que la culture est perçue comme une dimension donnée de l'existence d'un peuple et non comme un produit de l'existence et du développement historiques avec des spécificités pour chaque époque (ibid.).

L’inquiétude majeure d'Usman était la naturalisation des catégories ethnique en tant qu'autochtones d'un territoire : Yorubaland pour les Yorubas, Hausaland pour les Hausas, Igbo Land pour les Igbos. Usman voulait montrer, premièrement, que ces catégories ethniques n'étaient ni primordiales ni anciennes, mais reconstruites et modernes. Deuxièmement, il voulait convaincre que le territoire et l'origine, en tant que catégories coïncidentes, étaient les produits d'une rencontre coloniale – pour lui, ce n'était pas l'origine mais la résidence qui devait définir les droits politiques. En tribalisant le territoire, la domination et le savoir coloniaux ont fait de certaines minorités des sans-droits perpétuels parce qu'elles n'étaient pas indigènes. La catégorie des indigènes, si valorisée dans les études et les mouvements de décolonialité en Amérique latine et en Amérique du Nord, est moins facilement disponible en Afrique en tant que catégorie « extérieure » à la colonisation. Cela n'implique pas de rejeter les ressources anticoloniales subversives disponibles dans ce qui a préexisté au colonialisme. Il s'agit cependant de signaler que le domaine de la tradition et de la culture, lorsqu'il s'agit des autochtones dans ce contexte africain, a été rendu statique et Autre à des fins coloniales. La différence n'est pas immédiatement le nom d'une identité décoloniale, elle doit elle-même être décolonisée.

Dans ce récit comparatif, l'apartheid et sa politique éducative après 1948 sont la réponse coloniale à un problème spécifique, non seulement en Afrique du Sud, mais aussi dans de larges pans du monde colonisé. Il s'agissait d'une dynamique qui rompait avec l'assimilation en faveur de la permanence de la différence. L'éducation bantoue ne cherchait pas à imposer au sujet autochtone des modes de pensée ou d'être européens, quoiqu’elle était le produit du savoir et de la politique européens, elle générait un récit de l'autochtone adapté à la situation coloniale de l'époque. Lors de celle-ci, l'administration coloniale ne voulait pas forcer l'indigène à devenir européen – elle ne voulait pas produire le fameux "Indien par le sang et la couleur, mais Anglais par le goût, les opinions, la morale et l'intellect" de Macauley (Macauley, 1965). Elle voulait plutôt conduire l'indigène à adopter l’identité de celui ou celle que le pouvoir colonial voulait qu'il soit. La différence était la clé. La création d'un paysage universitaire différencié, promulguée par l'Extension of Universities Act de 1959, allait dans le sens de cette entreprise, en créant des institutions ethnisées pour les Africains et des institutions racialisées pour les Blancs, les Indiens et les « Couloureds ».

Dans une grande partie de l'Afrique, marquée par ces héritages coloniaux dans l'éducation, le défi consiste à décoloniser le savoir sans reconduire les conceptions coloniales de la différence, évitant simultanément de nier la différence dans un cosmopolitisme sans lieu. L'éducation de l'apartheid a répondu au problème du colonialisme en mettant en valeur la différence afin de produire des sujets politiques qui intériorisent cette différence comme une infériorité. Le défi d'une politique anticoloniale dans la transformation de l'éducation est triple : premièrement, comment sortir d'un concept impérial de l'universel qui est en fait un particulier universalisé ? Ce défi s'adresse aux universels coloniaux fondés sur l'eurocentrisme. Mais il devrait également être adressé aux « particuliers » anticoloniaux, comme la théorie décoloniale latino-américaine qui, passant par l'Amérique du Nord, présente le problème du colonialisme en termes universels et est acceptée comme telle. Deuxièmement, comment décoloniser le concept et la pratique de la différence elle-même, sans y renoncer ? En d'autres termes, comment en faire moins une catégorie de l'ambition coloniale qu’une catégorie servant à la mise en œuvre de la pluralité politique ? Et troisièmement, comment penser de manière comparative à travers les traditions de pensée, les différences histoires du pouvoir et de la domination et surtout les avenirs politiques ? Nous ne pouvons pas naïvement penser que le monde est meilleur par la simple diversité de pensée. Ce serait faire preuve d'une dangereuse arrogance que de confondre le fait de penser le monde différemment avec les actes politiques nécessaires pour rendre le monde différent. Mais penser différemment est en soi, dans certaines conditions, le point de départ d’actions politiques.

Suren PILLAY est professeur associé au Centre for Humanities Research, chercheur principal du projet financé par Andrew W. Mellon, « Other Universals : Thinking about Politics and Aesthetics from Postcolonial Locations, » et vice-doyen pour la recherche et les études de troisième cycle à la Faculté des arts et des lettres de l'université du Cap occidental, au Cap, en Afrique du Sud.

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Cet article de Suren Pillay a été publié initialement en anglais dans la revue Critical Times:
https://read.dukeupress.edu/critical-times/article/4/3/389/294173/The-Problem-of-ColonialismAssimilation-Difference

[1] Par exemple, il a inspiré un mouvement à l'université d'Oxford au Royaume-Uni. Voir Chaudhuri, "Real Meaning."

[2] Pour deux récits utiles abordant ces questions, voir Naidoo, "Contemporary Student Politics" ; Ahmed, "#RhodesMustFall".

[3] Le fait que Stuart Hall ait repensé le marxisme, via Gramsci, en relation avec l'ethnicité et la race, a également été instructif. Voir Hall, "New Ethnicities."

[4] Cette généalogie est décrite dans Grosfoguel, "Developmentalism."

[5] J'ai trouvé très utile l’ouvrage Ramos et Daly, Decolonial Approaches.

[6] Voir, en particulier, Wolfe, "Settler Colonialism".

[7] Sabelo J. Ndlovu-Gatsheni est aujourd'hui professeur et titulaire de la chaire d'épistémologie du Sud global, avec un accent sur l'Afrique, à l'université de Bayreuth en Allemagne.

[8] J'ai décrit ces courants de pensée critique s’agissant de l'économie politique, la race et la classe en Afrique du Sud dans Pillay, "Translating 'South Africa'".

[9] Certains de ces points de vue peuvent être trouvés dans les études suivantes : Jansen, Knowledge in the Blood ; Soudien, "Knowledge in the Blood ?"; et le rapport du groupe de travail ministériel sur la transformation de l'enseignement supérieur en Afrique du Sud, également connu sous le nom de Rapport Soudien : HESA, "Sector Position Paper".

[10] Certaines de ces prises de positions dans l'enseignement de l'histoire après l'apartheid sont également décrites dans Witz, Minkley et Rassool, Unsettled History.

[11] Le débat sur l'enseignement de l’histoire africaine à l'université du Cap en 1998 en est un bon exemple. Voir Pillay, "Affirmation of Academic Colonialism" ; Mamdani, "Is African Studies ?".

[12] Le récit de la tradition marxiste par Gatsheni-Ndlovu tend à aplanir les débats sur la race et le marxisme en Afrique du Sud et exclut le travail d'intellectuels activistes bien connus comme Neville Alexander (One Azania, One Nation) et Rick Turner (The Eye of the Needle), qui ont tous deux essayé de développer des approches du marxisme incorporant des définitions moins historicistes du colonialisme, du racisme et du capitalisme.

[13] Ce point a été récemment souligné lorsqu'au début du mois de mars 2021, l'ancien vice-chancelier de l'université de Witwatersrand en Afrique du Sud, Adam Habib, s'est retrouvé au cœur d'une controverse concernant l'utilisation du mot en "N" dans une conversation en ligne avec des étudiants de la London School of Oriental and African Studies (SOAS), dont il est le nouveau directeur. Habib, qui était vice-chancelier de Wits lors des soulèvements étudiants de 2015-16, a répondu à la controverse causée par son intervention sur Twitter. "Je ne m'identifie pas à cette tradition politique [de la politique identitaire]", a-t-il déclaré. "J'ai grandi dans une tradition politique plus cosmopolite et plus axée sur les dimensions de classe des problèmes structurels." Ce faisant, Habib reproduit la dichotomie entre identité et classe que certains critiques du marxisme académique en Afrique du Sud ont dénoncé. Habib, "Je suis conscient".

[14] Étant donné qu'il s'agit d'une critique adressée aux chercheurs décoloniaux basés en Amérique du Nord par certains de leurs homologues d'Amérique latine, cette ligne de critique laisse perplexe. Il en va de même pour la critique supplémentaire qu'il adresse aux théoriciens postcoloniaux, à savoir qu'ils ont tendance à se trouver dans les départements de littérature, puisque la même observation pourrait être faite à propos des principaux théoriciens de la décolonialité : Maldondo-Torres est basé à l'Université Rutgers, Mignolo est basé à l'Université Duke, tandis que Grosfoguel lui-même est basé à l'Université de Californie, Berkeley – tous dans des programmes de littérature ou d'études ethniques.

[15] L'historien zimbabwéen Ndlovu-Gatsheni, aujourd'hui installé en Afrique du Sud, a été l'auteur le plus important et le plus prolifique dans ce champ d’étude. Voir, parmi un certain nombre de ses articles et de ses livres, Ndlovu-Gatsheni, "Decoloniality as the Future". Un réseau de chercheurs s'est également constitué autour de cette approche, l'Africa Decolonial Research Network (ADERN).

[16] Par opposition aux colonies françaises ou portugaises, qui tendent pour la plupart à faire montre d’autres techniques d'administration coloniale, bien qu'ici aussi, la distinction entre l'administration indirecte britannique et les approches assimilationnistes françaises et portugaises ne soit pas valable tout au long de l'histoire du colonialisme français ou portugais en Afrique, les approches de l'administration coloniale ont changé au fur et à mesure que les pays colonisateurs s'installaient dans les colonies et que les problèmes du colonialisme évoluaient. Voir par exemple l'essai de Michael Crowder sur l'administration directe française, "Indirect Rule".

[17] Une figure exemplaire de cette génération est celle de Solomon T. Plaatje, qui a écrit un récit émouvant sur les angoisses de ce sujet politique alors que le passage de l'assimilation à la différence commençait à s’accuser parmi les dirigeants politiques des colons. Plaatje était un traducteur judiciaire, ami de W.E.B Du Bois et fondateur d’une revue documentant la vie noire ; il écrivit un roman (Mhudi) et raconta les expériences de la vie noire sous forme documentaire dans son livre Native Life in South Africa (1916). Voir Ndebele, "Foreword".

[18] La distinction célèbre de Foucault entre le pouvoir en tant que répression et le pouvoir en tant que production est décrite dans Foucault, An Introduction. Elle est développée de manière heuristique en relation avec les techniques de gouvernance dans Deacon, "Strategies of Governance".

[19] La généalogie des catégories de différence dans divers projets coloniaux en tant que caractéristique de la modernité est décrite en détail par Mahmood Mamdani dans son dernier livre, Neither Settler nor Native, en particulier au chapitre 1.

[20] Voir également Mantena, Alibis of Empire.

[21] Comme l'a dit Verwoerd, « Notre politique est celle qui est appelée par un mot afrikaans "Apartheid". Et je crains que cela n'ait été si souvent mal compris. Elle pourrait tout aussi bien, et peut-être mieux, être décrite comme une politique de bon voisinage. Accepter qu'il y ait des différences entre les gens et que, bien que ces différences existent et qu'il faille les reconnaître, il est possible de vivre ensemble, de s'entraider, mais le meilleur moyen d'y parvenir est d'agir comme de bons voisins le font toujours » (Verwoerd, 2010).  

[22] Cette description du Nigeria s'inspire de Laitin, Hegemony and Culture.