J’évoque le nom de ma mère qui m’a soutenu tout au long de tout cela, souffrant des difficultés du voyage hebdomadaire d’El Hoceima à Oujda pour me rendre visite en prison. À travers elle, j’évoque les visages de toutes les mères que j’ai pu connaître pendant ma détention ou pendant la lutte des victimes et de leurs familles pour découvrir la vérité sur le passé et les disparus.
— Abdeslam Bouteyeb, Auditions publiques de l’Instance équité et réconciliation (IER) à El Hoceima, 2005 
Mes remerciements vont à l’Association Marocaine pour les Droits Humains, aux militants, hommes et femmes, et à leurs mères : Um1 Hani, Ummi Fatema, Ummi Thoraya, Ummi Aicha, Ummi Maryam, Ummi Hafida et la liste continue.
— Halima Zine El Abdidine, Audiences publiques de l’AMDH à Rabat, 2005 

De 1956 à 1999, des idéologies aussi variées que le communisme, l’islamisme, le panarabisme, le féminisme, l’activisme amazigh et le séparatisme sahraoui ont incité les Marocains à s’engager dans une résistance sociale, culturelle et politique. Pour la plupart des femmes et des mères marocaines, cependant, le militantisme pendant les Années de plomb n’était pas un choix mais une réponse à l’oppression massive du régime qui visait les dissidents, leurs familles et parfois des villages et des régions entiers. Cette histoire violente du Maroc moderne est depuis longtemps obscurcie et ce n’est qu’en 2004, avec les témoignages des victimes et de leurs familles devant les audiences publiques de la Commission officielle de Vérité et Réconciliation du Maroc (connue sous son acronyme français IER, Instance Équité et Réconciliation), que le régime a ouvertement admis son usage systématique de la torture et de la répression dans le passé. Les observateurs nationaux et internationaux ont célébré les audiences de l’IER comme une catharsis publique qui a brisé le mur de la peur et du silence dans le pays. Cela est particulièrement vrai pour les groupes marginalisés, y compris les femmes et les mères, qui ont raconté des histoires de victimisation et de résistance pour rendre justice à leurs proches.

En m’appuyant sur les témoignages de victimes dans les commissions officielles et non officielles de vérité et de réconciliation du Maroc, j’examine ces souvenirs réduits au silence des mères et sur elles dans les projets visant à établir la vérité au Maroc et je souligne le rôle des femmes en tant que soignantes, demandeuses de vérité et chercheuses de justice, aussi bien qu’en tant qu’agents politiques militant contre la violence de l’État. Je soutiens que le cadre réglementaire des CVR marocaines, ainsi que le processus incomplet de traumatisme culturel au cours des projets de justice transitionnelle du Maroc de 2004 à 2015, ont entravé le processus de construction de l’identité qui aurait pu résulter de l’acte de témoignage de ces mères. Je crois que cela explique la persistance de l’invisibilité et de l’influence politique limitée des femmes marocaines dans le pays aujourd’hui.

Malgré ses lacunes en matière de genre et de reddition de comptes, l’IER du Maroc a établi un nouveau récit sur l’emprise politique des femmes et des mères de la région.2 Lorsque l’IER a achevé ses travaux en 2006, elle a souligné dans ses rapports comment, à partir des années 1970, les mères et les épouses de détenus politiques ont attiré l’attention nationale et internationale sur la répression dans le pays. Les mères, pour la plupart analphabètes, apolitiques et issues de communautés marginalisées, ont créé des réseaux de solidarité, coordonné des actions pour rechercher leurs proches et organisé des manifestations pour réclamer justice pour leurs enfants. Les mères ont également été reconnues pour leur participation aux caravanes de vérité et aux témoignages qui ont relancé et renforcé les projets de justice transitionnelle du Maroc en 2004 (Kingdom of Morocco, 2009). 

Cette reconnaissance, cependant, ne s’est pas traduite par une histoire plus inclusive du Maroc moderne. L’historiographie (officielle) des Années de plomb ignore les voix des femmes et leur place dans l’histoire postcoloniale marocaine en tant que victimes et faiseuses d’histoire (El Guabli, 2019). Pour l’anthropologue Susan Slyomovics, qui a beaucoup écrit sur les femmes et les droits humains au Maroc, la souffrance et le rôle du sujet féminin dans la lutte politique ne deviendront visibles dans l’histoire du pays que si et quand les mémoires des femmes seront clairement et publiquement articulées (Slyomovics, 2005). Cette articulation, bien que réglementée, a été possible dans une certaine mesure dans des domaines tels que les auditions publiques de l’IER et les publications du Conseil national des droits de l’homme (CNDH), l’institution publique marocaine des droits humains (Royaume du Maroc, 2008). D’autres femmes militantes ont pu s’inscrire dans l’histoire du Maroc moderne par des mémoires et des témoignages (El Guabli, 2019). Mais ces représentations indépendantes des années de plomb dans la culture marocaine contemporaine atteignent rarement le courant culturel dominant et ne parviennent donc pas à apporter les extrêmes du passé dans la vie quotidienne des Marocains. Le cinéma a également tenté de médiatiser la voix des femmes auprès du public et de rendre leur rôle plus visible, mais sa portée a été timide et limitée dans le temps et dans l’espace des projets, aujourd’hui achevés, de justice transitionnelle de 2004-2015.3 

En effet, il n’y a pas de volonté politique de poursuivre ce travail de mémoire pour sauvegarder et maintenir les acquis de cette expérience que la constitution de 2011 a consacrée en tant que droits fondamentaux. Quoi qu’il en soit, le régime marocain a été réticent à mettre en œuvre la majorité des recommandations de l’IER. L’ancien prisonnier politique, commissaire de l’IER et président de la CNDH Driss El Yazami a déclaré en 2015 : « Le processus de justice transitionnelle est terminé au Maroc. Nous devons passer à d’autres questions importantes relatives aux droits de l’homme, y compris les droits des migrants et des femmes. »5 Ce qu’El Yazami ne reconnaît pas, cependant, c’est qu’en l’absence d’un imaginaire des droits qui reconnaisse le rôle des femmes en tant qu’agents politiques, rendant leurs droits et leurs luttes visibles dans la conscience publique et les histoires officielles du pays, la violence contre les femmes marocaines ne cessera pas et l’équité ne sera pas réalisée. Les femmes marocaines ont besoin d’accéder à plus d’espace public pour partager leurs souvenirs, compléter le processus de traumatisme, favoriser leur participation démocratique, et entrer dans l’imaginaire marocain en tant qu’agents sociaux et politiques, et pas seulement en tant que victimes.

Pour le montrer, j’utilise des preuves empiriques provenant de deux sources. Le premier concerne les témoignages de victimes provenant des audiences publiques de l’IER en 2004 et 2005. La deuxième source est l’enquête de vérité menée par l’opposition « Témoignages en Toute Liberté pour la Vérité », organisée ces mêmes années par l’AMDH, Association Marocaine des Droits Humains, qui considérait l’IER comme inadéquate et compromise. Dans les deux cas, les témoignages des victimes ont été enregistrés sous forme audiovisuelle et écrite. Cependant, l’accès à ces informations est limité depuis la fermeture du site web de l’IER une fois ses travaux terminés en 2015. Et alors que le site web du Conseil marocain des droits de l’homme offre les rapports finaux et les publications éditées de l’IER relatives aux Années de plomb, la plupart des témoignages devant l’IER et d’autres documents connexes ne sont plus disponibles. L’AMDH, en revanche, a publié une version éditée des témoignages de victimes dans un livre, mais sa distribution était limitée aux militants des droits humains et aux sympathisants de l’AMDH. Cette analyse s’inspire ainsi du besoin urgent de documenter et de faire connaître ces témoignages, qui donneront une visibilité aux voix des femmes dans l’imaginaire marocain des droits humains.

La maternité politisée dans les Années de plomb

De nombreux chercheurs ont souligné le rôle central des femmes dans la dénonciation et la résistance à la violence d’État pendant les Années de plomb (Saoudi, 2001; Rollinde, 2002; Slyomovics, 2005; Guessous, 2009; Slyomovics, 2012; Vairel, 2014; Belkziz and Pennell, 2017; El Guabli, 2018). Dans son livre Un autre Maroc, le célèbre intellectuel et militant Abdellatif Laâbi attribue aux femmes et aux mères le mérite de la promotion de la cause des droits humains au Maroc (Laâbi, 2013). En effet, des familles, dirigées par des mères mais aussi des épouses, des filles et des sœurs, se sont organisées en un mouvement pour exiger justice et vérité du régime marocain qui avait fait disparaître de force et détenu illégalement leurs fils, filles, maris, frères ou pères.6 Après chaque répression de masse, comme la vague de 1972 contre les militants marxistes-léninistes ou celle de 1983-1984 contre les militants islamistes, les femmes ont formé un réseau dans tout le Maroc qui a compilé des listes de personnes disparues et détenues et documenté les abus perpétrés par l’État contre les victimes et leurs familles. Dans son témoignage devant l’AMDH, Halima Zine El Abdidine a expliqué comment :

J’ai rencontré d’autres mères et épouses de détenus politiques lorsque mon mari a été arrêté à Marrakech en 1974. Nous avons parlé et appris à nous connaître et c’est à ce moment que le mouvement des familles de prisonniers politiques a commencé. Nous avons rencontré le gouverneur de Marrakech et exigé la libération de nos enfants et de nos maris. Il a nié avoir des prisonniers politiques. Après de nombreuses manifestations de rue, ils ont libéré 60 détenus mais ont fait disparaître le reste d’entre eux… Le 10 décembre 1979, ce sont les mères qui frappent aux portes des médias et des partis politiques… Les mères, pour la plupart analphabètes, ont pris d’assaut le siège de l’ONU et organisé des sit-in … Les mères ont protesté devant les postes de police et les prisons, se tenant là pendant 12, 24 et 48 heures.

Ces mères se sont rencontrées dans les bureaux de police, les hôpitaux ou les prisons à la recherche de leurs parents. Elles venaient de différentes régions et représentaient différents mouvements politiques. La plupart de ces femmes étaient analphabètes et non politisées. Leur lutte contre l’État découlait du rôle normatif de la mère et de son droit « naturel » à prendre soin de ses enfants et de son devoir de protéger sa famille. Certaines d’entre elles, cependant, se sont engagées dans l’activisme politique en réponse à la répression de l’État contre leur famille. Dans les deux cas, elles ont utilisé leur identité collective en tant que mères pour affronter et embarrasser l’État et le forcer à révéler le sort de leurs enfants et le lieu où ils se trouvaient. Les mères ont pleuré et souffert en privé mais aussi en public, plaidant auprès des autorités, rendant visite à leurs proches en prison et leur apportant de la nourriture. Dans son témoignage devant l’AMDH, la mère de Saida et Aziz El Mnebhi a raconté :

Ils ont fait disparaître et torturé à Derb Moulay Cherif, pendant 14 mois et cinq jours, mon fils Aziz El Mnebhi qui a été le président de l’Union nationale des étudiants marocains. Je l’ai cherché dans les commissariats, j’ai pleuré et j’ai supplié les autorités : « Je veux juste savoir où est Aziz. Je veux le voir. Je voyageais chaque semaine de Marrakech pour rendre visite à mon fils en prison, attendant des heures avant de pouvoir le voir. Parfois, ils me disaient : il n’y a pas de visites, revenez la semaine prochaine et laissez le couffin de nourriture.

En jouant leur rôle de mères et de soignantes, les femmes marocaines ont imprégné leur rôle traditionnel de nourricières de significations politiques. Leur identité collective en tant que mères de victimes ou de martyrs les a également poussées à s’engager dans la résistance, à coordonner les réunions à leur domicile, à fournir un logement aux femmes rendant visite à leurs enfants dans des endroits reculés, à collecter des fonds pour aider les femmes et les familles en détresse économique, et à parler aux médias locaux et internationaux pour dénoncer la répression de l’État. Détenu en avril 1984 à Marrakech, Abou Bakr Douraidi est décédé après une grève de la faim de 58 jours en prison. Sa sœur Fatema a décrit dans son témoignage comment

Chaque année, les familles des martyrs commémoraient Mustapha et Abu Bakr le jour de leur mort malgré la répression du makhzen. Nous invitions d’autres familles de tout le pays ainsi que la presse nationale et étrangère et des organisations de défense des droits humains telles qu’Amnesty International, la FIDH et l’AVRE. Ces journées de commémoration se transformaient en conférences où les familles se rassemblaient pour accuser les malfaiteurs de crimes et organiser des activités pour pousser à la libération des prisonniers politiques et des disparus forcés.

La maternité militante du Maroc est remarquablement similaire à d’autres mouvements de résistance dirigés par des mères en Amérique latine et du Sud. Les Madres de Plaza de Mayo en Argentine et les Arpilleristas au Chili, par exemple, ont joué un rôle crucial pour dénoncer et saper les régimes criminels des juntes militaires dans les années 1970 et 1980. En subvertissant les rôles traditionnels de genre imposés par leur société patriarcale et en défiant publiquement le régime oppressif, les Madres ont organisé l’un des mouvements de résistance les plus visibles et les plus influents du siècle dernier. Cependant, la similitude n’est pas si surprenante si nous rendons compte de l’influence des normes progressistes et des militants de la région sur l’opposition politique au Maroc pendant les Années de plomb. L’emblématique révolutionnaire Mehdi Ben Barka, ses liens avec le mouvement du Tiers-Monde et sa direction de la Conférence Tricontinentale avant sa disparition en 1965 ne sont qu’un exemple.7 Par conséquent, il est plausible de suggérer que les mères marocaines et les familles des disparus ont été conseillées par des militants et des organisations de défense des droits humains à tendance gauchiste pour modeler leur résistance d’après le mouvement des Madres. C’était du moins le raisonnement des autorités marocaines qui méfiaient et persécutaient les mères marocaines parce qu’elles les considéraient comme de simples marionnettes entre les mains de l’opposition de gauche.

Les mères marocaines comme gardiennes de la mémoire 

Pendant son règne, le roi Hassan a adopté un discours religieux pour renforcer son image de père de la nation et de chef spirituel du pays,8 soulignant que pour recevoir les bénédictions de Dieu, les musulmans doivent obéir à leur père-leader, de peur d’être réprimandés. Ce faisant, le roi Hassan a assimilé la dissidence politique à un comportement honteux et à la désobéissance religieuse. Le monarque/père a déployé le concept de piété filiale (Birr al-Walidayn) pour exiger l’obéissance absolue de ses sujets/enfants. Ainsi, lorsque les Rifains se sont rebellés en 1984, par exemple, le roi Hassan les a désavoués, les appelant masakhit sidna (les objets de sa colère et de celle de Dieu). Dans d’autres cas, le régime a forcé les mères à désavouer leurs enfants à la télévision nationale et à les traiter de traîtres (Belkziz et Pennell, 2017). En organisant des cérémonies publiques commémorant leurs enfants comme des héros qui avaient été injustement tués par le régime du « père » et sacrifiés pour le bien de la « patrie », les mères marocaines ont rétabli la mémoire de leurs enfants en tant que défenseurs légitimes des droits et de la justice.

Les mères en tant que gardiennes et dépositaires de la mémoire collective marocaine ont été maintes fois mises en avant dans les audiences publiques de l’IER et de l’AMDH. Dans son témoignage, Hakkim Benchemas décrit comment son enfance a été encadrée par les souvenirs de sa mère sur ‘am iqabbaren, les événements sanglants de la guerre du Rif en 1958-1959. Il se souvient :

Quand j’étais petit, je vivais dans une atmosphère de peur et de terreur à cause des histoires horribles que ma mère m’a racontées sur les années répressives de 1958/59 où les villages rifains ont été bombardés aveuglément par des avions militaires… Au lieu d’histoires au coucher et de contes de fées, ma mère m’a raconté des histoires de massacres, de détentions illégales, de répression et d’injustices commises par les officiers d’Aït Boughebbar.

Cette transmission de la mémoire d’une génération à l’autre est ce que Marianne Hirsh appelle la post-mémoire, un transfert de connaissances qui assure la sauvegarde des souvenirs des Années de plomb dans le tissu social et l’imaginaire marocain (Hirsch, 2012). Pour Khadija El Malki, son témoignage est une chance de restaurer la mémoire de sa mère en tant que combattante du mouvement nationaliste marocain. Elle raconte comment sa mère était une militante (munadila) qui portait souvent des armes cachées dans la laine sur son dos à Oujda. En effet, de nombreuses femmes analphabètes peinent à se faire reconnaître pour leur participation au mouvement nationaliste, à l’instar de leurs homologues masculins au Maroc (Slyomovics, 2012, p. 57). Des témoignages comme celui-ci défient le silence de l’histoire marocaine sur le rôle des femmes dans la résistance armée à l’époque coloniale.

En outre, les mères marocaines ont lancé d’autres activités de commémoration qui ont attiré l’attention nationale et internationale sur les actes odieux du régime. Comme on l’a vu précédemment, les funérailles et les cérémonies commémoratives de martyrs tels qu’Abou Bakr Douraidi, Mohammed Grina, Mustapha Belhewari, Abdelhak Chbada ou Saida Mnebhi ont été une autre occasion pour les mères de signifier leur travail politique en réaffirmant leur identité de « mères de martyrs » qui ont sacrifié leur progéniture pour le bien de la lutte. Dans son témoignage, Zahra Lakhder a parlé fièrement de son fils Mohammad Grina, un militant de lm’UNEM qui est mort sous la torture en 1979 :

Mon fils m’a demandé sur son lit de mort à l’hôpital : maman, es-tu fâchée contre moi ? J’ai répondu : pas du tout, mon fils ! Je suis fière de toi : si tu vis, tu es un homme et si tu meurs, tu es un héros […] Je suis fière des funérailles de mon fils. La procession était immense. Elle a traversé la ville malgré les tentatives de la police de nous interdire l’accès aux routes... J’ai reçu des lettres de condoléances du Soudan, de la Palestine et de tous les pays du Golfe. Merci mon Dieu. 

La doctrine islamique confère le titre de « martyr » à quiconque, homme ou femme, meurt en combattant au nom de Dieu. Ainsi, dans le discours islamique, toute chahid ou chahida obtient instantanément le statut le plus élevé (en dehors des prophètes et des anges) et la vie éternelle. Cet honneur revient aux familles des martyrs, en particulier à leurs mères, qui ont donné naissance et sacrifié leurs enfants pour le bien du pays. Pendant les années de plomb, le concept de chahid englobait ceux qui mouraient sous la torture ou en luttant contre l’oppression sous la forme du colonialisme ou de l’autoritarisme, quelles que soient leurs croyances. Il s’agissait notamment de militants musulmans ainsi que de dissidents marxistes-léninistes qui rejetaient la religion. Chahid vient également du même radical que le témoin chaahid et le témoignage shahaada en arabe, donnant au terme un double sens dans ce contexte : un témoin d’injustice.9 De même, les mères sont devenues témoins de l’injustice qui a conduit au martyre de leurs enfants, qu’elles ont exposé au monde lors des rituels funéraires. Dans son témoignage devant l’IER, Batoul Tarawat s’est présentée comme « la mère du martyr Mustapha Belhouari », un militant de l’UNEM qui est mort sous la torture en 1984. Décrivant son cortège funèbre, elle explique l’honneur et la fierté qu’elle ressentait :

Lorsque le cadavre de Mustapha est arrivé à Marrakech, 4000 personnes étaient dans ma maison pour l’attendre de toutes les régions du Maroc. La police a encerclé la maison... Le cortège funèbre était énorme. Ils ont dit que c’étaient les funérailles d’un martyr. Ils voulaient tous participer et prier pour lui à la mosquée. Beaucoup de journalistes sont venus aussi. La police était partout. Chaque fois que nous célébrions l’anniversaire de sa mort, la police surveillait le quartier et le cimetière et prenait des photos de nous. 

Ce que ces témoignages mettent en évidence, c’est comment les rituels de processions funéraires ont été l’occasion pour les mères de coder leur résistance dans l’espace public et de revendiquer leur statut politique de « mères de martyrs » qui témoignent de la violence du régime. La reconnaissance du sacrifice et de la contribution de ces mères à la lutte nationale est marquée par le nombre de personnes qui ont assisté aux funérailles, y compris les dirigeants des mouvements de défense des droits humains et de l’opposition au régime. La visite, comme l’explique l’anthropologue Julie Peteet, a une signification sociale importante dans la culture arabe et « qui visite qui est un indice crucial du statut et des hiérarchies sociales » (Peteet, 1997). 

Pendant un temps limité, l’IER et l’AMDH ont permis aux femmes marocaines de réaffirmer leur emprise politique et de reconstruire la subjectivité maternelle en tant que témoin, gardienne de la mémoire et historienne. C’est ce que montre le témoignage de Maria Zaouini, qui montre combien les mères marocaines sont conscientes de leur droit à la mémoire en tant que mécanisme de justice et de garantie de non-répétition. Pour Zaouini, une ancienne militante marxiste-léniniste, sa décision de participer aux auditions de l’IER, malgré leur nature controversée et limitative, était motivée par son devoir de « combler même avec peu les grandes lacunes de l’histoire liées aux femmes et à la répression étatique afin que l’histoire reconnaisse le rôle des femmes aux côtés des hommes dans la lutte pour les libertés et les droits… Je témoigne ici parce que j’ai l’espoir que ces choses ne se reproduiront plus pour nos fils, nos filles et nos petits-enfants. »

Maternité entre témoignage réglementé et subjectivité de la victime 

Contrairement à la parole quotidienne, l’acte public de témoignage vise à transmettre un message, un document pour la postérité. Dans la procédure de l’IER, les témoignages des victimes ont adhéré au discours hégémonique de réconciliation, de pardon et de rupture avec le passé de l’État. Ceci a été réalisé grâce à une sélection minutieuse de témoins dont les témoignages ont été coachés, édités et contraints par le temps et une règle qui leur interdisait de nommer leurs auteurs (Belkziz, 2017). La plupart des femmes qui se sont manifestées dans les auditions de l’IER ont subi la répression sans savoir comment ou pourquoi cela leur arrivait ainsi qu’à leur famille. Les mères et les femmes au foyer comme Aicha Ouherfou et Roqaya Ouhabou étaient analphabètes et venaient de régions rurales amazighes défavorisées d’El Errachidia et de Figuig. Leurs témoignages ont mis en évidence leur impuissance en tant que victimes et mères : « Ils nous ont torturés et ont battu mes enfants. L’un d’eux est mort à cause des mauvais traitements, et je ne pouvais pas me permettre de l’emmener à l’hôpital... Ils ont ruiné l’avenir de mes enfants. Je demande à Dieu de nous pardonner à tous, et c’est tout. Je ne veux pas continuer [ce témoignage]. » 

En revanche, la plupart des témoins de l’AMDH étaient des intellectuels et des citoyens politisés qui avaient écrit des livres ou des mémoires, comme Maria Charaf et Halima Zine El Abidine. L’AMDH mettait en vedette des mères qui étaient activement impliquées dans la dénonciation de la répression du régime contre leurs enfants, y compris des martyrs comme Saida El Mnebhi. Elles ont réitéré leurs demandes de justice et de reddition de comptes des auteurs. D’autres ont critiqué la marginalisation des femmes et des mères dans le processus d’indemnisation des victimes. Elles réclamaient l’équité dans les réparations financières qui favorisaient les victimes masculines et ignoraient les souffrances des femmes et le travail maternel du soin de leurs familles et de l’attente de la libération de leurs maris.

Les commissions de vérité sont conçues comme des espaces démocratiques pour les victimes de violence, en particulier les voix marginalisées comme les femmes au foyer et les mères qui n’ont pas toujours accès à de telles plateformes publiques. Compte tenu des contraintes de temps et de l’interdiction de nommer leurs bourreaux, les mères marocaines peinaient à parler ouvertement de la violence qui leur avait été infligée et à s’imposer comme des agents de la résistance politique. Le fait de définir le contexte et de nommer les lieux, les personnes et d’autres détails aide à narrer les expériences des victimes et à fournir un visuel de l’indicible au public. Cela est particulièrement problématique lorsque nous considérons l’importance des témoignages personnels des victimes comme des substituts du collectif (Slyomovics, 2012). Plus important encore, le fait de se concentrer sur les voix qui renforcent le statut de victime des femmes sans reconnaître leur pouvoir politique nuit à leur capacité de guérison et à leur confiance dans les acteurs étatiques pour améliorer leur vie, un objectif important des projets de justice transitionnelle. Comme le note l’anthropologue marocaine Nadia Guessous, les femmes marocaines n’ont pas encore guéri de l’événement traumatisant des Années de plomb et cela commence par « nommer, reconnaître et rendre visible la violence qu’elles ont vécue et endurée et leur expérience en tant que femmes » (Guessous, 2009).

En conclusion : alors que les témoignages des victimes par et sur les mères ont stimulé l’autonomisation pour les femmes marocaines, ils n’ont pas été transformateurs. En témoignant publiquement, elles ont tenté de reconstituer leur identité de femmes, de mères et d’agents politiques après que l’État marocain eut fait usage de violence pour briser leur subjectivité. Toutefois, le caractère réglementaire des auditions publiques parrainées par l’État, l’audience limitée de l’AMDH et l’expérience incomplète de la justice transitionnelle au Maroc ont entravé ce processus. Par rapport aux audiences de l’opposition qui présentaient des témoignages sans restriction de femmes éduquées et politiquement actives, moins de comptes rendus ont révélé l’activité politique des femmes et des mères marocaines lors des auditions de l’IER.4 Au lieu de cela, les auditeurs officiels ont souligné les souvenirs de souffrances crues, de désespoir et de défaite contre le régime tout-puissant et criminel. Les témoignages de l’IER portaient sur les femmes et les mères en tant que sujets passifs dont les identités et les corps ont été détruits par la violence de l’État. Ils ont insisté sur un discours de honte et de perte d’honneur, de féminité et de maternité. Cependant, en l’absence d’initiatives de commémoration qui enquêtent sur le passé et élèvent les témoignages des femmes, il ne peut y avoir de routine des souvenirs traumatisants des Années de plomb, entravant ainsi l’intégration des voix des femmes dans la mémoire culturelle et l’imaginaire social marocains. Des enquêtes de chercheurs sur les témoignages des femmes au sujet des Années de plomb sont plus que jamais nécessaires pour intégrer la victimisation des femmes et leur rôle en tant que sujets politiques avec précision dans les livres d’histoire. En l’absence d’archives accessibles et d’une véritable politique pour enquêter et documenter le passé, le/a chercheurse a l’obligation de contribuer à faire entendre les voix de ces mères marocaines héroïques auprès du public national et international.

Najwa Belkziz est spécialisé dans l'histoire, la culture et la politique du Moyen-Orient et de l'Afrique du Nord (MENA) modernes. Son principal champ de recherche explore les questions liées à la mémoire, à la vérité et à la justice dans les contextes post-conflit. Ses recherches ont été financées par le programme américain Fulbright, le Georg Eckert Institute et l'Université de Melbourne. Belkziz enseigne l'écriture à l'Université de New York à Abu Dhabi.

Traduit de l’anglais par Fausto Guidice

Notes
1. Um ou Ummi en arabe signifie « mère » ou « ma mère ». Toutes les traductions de l'arabe et du français vers l'anglais sont effectuées par l'auteur, sauf indication contraire.

2. L'IER a été la première expérience de justice transitionnelle dans les mondes arabe et musulman. Malgré ses lacunes, l’Instance Vérité et Dignité tunisienne de 2014 a utilisé l'approche marocaine du genre et de la compréhension des femmes en tant que victimes directes et indirectes de la violence pour parvenir à une meilleure justice et équité dans les réparations financières entre les hommes et les femmes tunisiennes.

3. Les initiatives de commémoration telles qu'elles sont énoncées dans l'IER 2 encouragent la reconstitution des souvenirs des victimes dans le cinéma marocain. Cependant, les représentations du passé violent du pays ont été entachées par l'ambiguïté et des faits historiques minimalistes qui ont occulté les vérités révélées devant l’IER et les témoignages de victimes. À l'exception de certaines productions notables dans le genre documentaire, telles que Rif 58-59 : Break the Silence du cinéaste rifain Tarik El Idrissi, la plupart des films marocains sur les Années de plomb se concentrent sur la vie après la prison sans beaucoup d'enquête sur le passé. Pour en savoir plus, voir Belkziz, Najwa (2017). The Politics of Memory and Transitional Justice in Morocco et Peralta, Lidia (2021). « Latent and Manifest Filmic Narration : Prison as a Visual Icon and the Representation of Political Repression during the Years of Lead in Moroccan Cinema (2000–2018) ». Rethinking History 25 (2) : 166–185.

4. Sur ce point, voir par exemple Hadji, Mustapha. (2021). « Moving from Mirage to Reality : Transitional Justice and Prevention in Morocco », The International Center for Transitional Justice. Disponible sur https://www.ictj.org/sites/default/files/ICTJ_Report_Prevention_Morocco.pdf.

5. Entretien avec l'auteur, dans Belkziz, Najwa (2017), The Politics of Memory and Transitional Justice in Morocco, p. 233.

6. Le noyau des familles des disparus s'est formé autour de la famille du syndicaliste et militant de gauche Abdelhak Rouissi (disparu le 4 octobre 1964), du syndicaliste Houcime Manouzi (enlevé en Tunisie le 29 octobre 1972), de Belkacem Ouzzane (officier des forces auxiliaires disparu le 30 août 1973) et de la famille de Jilali Dik (officier militaire disparu au centre de détention secret de Tazmamart en août 1973). Parallèlement, l'Association algérienne des familles de prisonniers et de disparus sahraouis (AFAPREDESA) a documenté et compilé les listes des victimes disparues et détenues du Sahara Occidental depuis 1975. Un troisième groupe a été constitué par les familles de détenus tels que l'épouse d'Abdellatif Laabi Jocelyne, l'épouse d'Amine Abdelhamid Latifa et la sœur d'Abraham Serfaty Evelyne, après les arrestations massives des frontistes (23 Mars, Ilal Amam et Servir le Peuple), des militants UNEM et des membres De l’UNFP entre 1973 et 1977. Les familles des détenus islamistes ont formé des groupes à Marrakech, Casablanca et dans d'autres villes après leurs arrestations massives entre 1981 et 1984 et ont été confrontées aux mêmes persécutions du régime que les mères des militants marxistes. Pour plus de détails, voir Rollinde (2002), Slyomovics (2005) et Vairel (2014).

7. Pour plus d'informations sur les liens entre les mouvements de résistance en Amérique latine et au Maroc, voir Stafford, Andy (2009). « Tricontinentalism in recent Moroccan intellectual history : the case of Souffles ». Journal of Transatlantic Studies. Vol. 7, n° 3.

8. Pour plus de détails, voir par exemple Hammoudi, Abdellah (1997). Master and Disciple: The Cultural Foundations of Moroccan Authoritarianism. Chicago: University of Chicago, 1997.

9. Pour une discussion intéressante sur le témoignage et les femmes dans le contexte marocain, voir Slyomovics (2005), p. 145 à 50.

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Belkziz, N. (2017). The Politics of Memory and Transitional Justice in Morocco. [Doctoral dissertation, University of Melbourne]. Melbourne. http://hdl.handle.net/11343/213791

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