Dans le domaine des sciences, la médecine a toujours eu une place à part. Une auréole magique d’humanisme semble de tout temps entourée ce savoir. Même lorsqu’on évoque un crime contre l’humanité aussi formel que le colonialisme, ils sont encore nombreux, tant dans les pays colonisateurs que colonisés, à penser "l’apport de la médecine moderne" aux populations autochtones comme un bienfait exceptionnel de cette entreprise de la mort.
À l’exemple de ce qui s’est passé ailleurs, l’histoire de la médecine coloniale au Maroc a d’abord été écrite par ses propres acteurs, les médecins coloniaux. Ce sont eux qui l’ont mise en récit et lui ont donné sa tonalité et son cadre. Une première vague d’historiens, pour lesquels il n’était nullement question de mettre en doute la parole ou l’autorité de ces grands personnages, a signé ensuite les yeux fermés, en accordant même un satisfecit. Ce corpus originel, produit par et dans le rapport colonial, n’a cessé alors d’enfler, sédimentant au fil de l’eau d’autres contributions, pour alimenter toutes sortes de représentations, de complexes, d’idéologies et au final nos imaginaires collectifs. Une grande part de cet article (tiré de mon essai Médecine et colonialisme au Maroc sous protectorat français) consistera donc à soumettre aux contraintes de l’analyse critique cette matrice paradigmatique et, par endroits, si ce n’est à la déconstruire du moins à l’ébranler.
L’ALIBI HUMANITAIRE
Lors d’une séance exceptionnelle de la Société Française d’Histoire de la Médecine consacrée à l’histoire de la médecine au Maroc pendant le protectorat, tenue le 28 mars 1992 dans la salle du Conseil de l’ancienne Faculté de Médecine de Paris, trois éminents professeurs marocains, invités à donner une conférence sur le sujet, y reprirent de point en point l’essentiel du narratif colonial : « L’état de santé de la population marocaine au début de ce siècle était donc catastrophique, de par le fait de cet état d’instabilité politique et sociale. Le pouvoir central n’eut d’autres alternatives, du fait de ces contraintes intérieures et extérieures, qu’à demander la protection pour l’ensemble du pays à la France (Moussaoui, Battas et Chakib, 1992). » Une explication rapide de la situation sanitaire est ensuite avancée : « Les famines provoquaient les épidémies, qui bien entendu, n’aidaient pas à améliorer la production agricole. Ce cercle infernal était aggravé par le fait que les notions d’hygiène les plus élémentaires n’étaient pas respectées dans les villes, et encore moins dans les campagnes (ibid.). » Le mythe de l’œuvre civilisatrice de la colonisation, même après plusieurs décennies et de nombreux travaux, reste encore vivace. Pour soutenir ce début d’analyse, les conférenciers se basèrent sur le traité du Dr. Lucien Raynaud, Étude sur l’hygiène et la médecine au Maroc (Raynaud, 1902), écrit en 1902 à la suite d’une mission de six mois dans le royaume.
Tendancieuse et parsemée de préjugés raciaux, cette enquête, au moyen d’images terrifiantes et d’affirmations apocalyptiques, ne manqua pas de susciter chez le lecteur une authentique vision d’horreur d’un pays qui serait constamment aux prises avec le mal. Il fallait alors frapper les esprits, les préparer pour la suite, donner cette image de chaos sanitaire. Ce que finit par annoncer, au mépris de la vérité, un article de la Presse Médicale quelques années plus tard : « Le Maroc a toujours été un foyer d’endémie pesteuse » (La Presse Médicale, 1911 : 197) avant d’être repris par nombre d’auteurs tels le docteur Frédéric Weisberger : « La population grouillait littéralement au milieu des ordures. La peste, le typhus, la variole faisaient des hécatombes périodiques (Weisgerber, 1947 : 24-5). »
Pour que le projet colonial soit en effet soutenable moralement, la conquête ne devait pas être perçue comme une invasion mais comme un secours, une assistance, et à ce titre, il fallait amplifier et au besoin créer les difficultés de la population locale censées justifier l’intervention. Car même si les raisons économiques et politiques étaient bien prégnantes, la colonisation s’est faite aussi au nom du supposé « devoir de civilisation » qu’auraient les races supérieures sur les races inférieures, comme le clamait haut et fort Jules Ferry, le père de l’école publique française (Ferry, 1885).
Dans ce « devoir de civilisation », l’éducation des indigènes aux préceptes de l’hygiénisme, la grande affaire du XIXe siècle, figurait ainsi en tête des prétentions coloniales. L’indigène, comme l’attestait le Dr. Émile Mauchamp dans son œuvre posthume, La sorcellerie au Maroc, était par définition sale, pouilleux et dépourvu de toute notion d’hygiène (Mauchamp, 911 : 103-4).
Une représentation de l’Arabe en effet nécessaire aux plans expansionnistes supposés apporter aux peuples primitifs le progrès dont cette hygiène constituait indubitablement un des phares. En fait, c’est toute la médecine dite moderne qui serait purement et simplement introduite par le colonisateur. Là-dessus, sur ce « bienfait » de la colonisation, il y a un quasi-consensus que les historiens partagent amplement avec les médecins.
À ce propos et pour y voir plus clair, il serait intéressant d’observer la réalité des pratiques médicales en cours dans ce Maroc précolonial au regard de l’état des connaissances du moment et des conditions d’exercice dans d’autres régions du monde. Suite à la longue controverse ptoléméo-copernicienne résolue finalement par l’adoption de l’héliocentrisme comme conception de l’univers, les grands progrès que connut la science autour du XVIIIème siècle, désignés comme « la première révolution scientifique », ne commencèrent à affecter réellement le savoir médical et les techniques de soins qu’au siècle qui suivit. Ainsi, les découvertes majeures en médecine des temps modernes et les profondes mutations de la santé publique – telles que le « sanitary movement » d’Edwin Chadwick – se produisirent principalement durant le XIXème et le début du XXème siècle (Hennock, 2000 ; Richardson, 1887). Or cette période charnière dans l’histoire des sciences médicales coïncide précisément avec la deuxième vague de colonisation européenne qui débuta avec l’invasion de l’Égypte par Napoléon en 1798, révélant l’Angleterre et la France comme les deux grandes puissances de la scène internationale et se déroulant donc en concomitance avec les avancées conséquentes de la médecine. Ayant cela à l’esprit, il n’est alors pas faux de penser que la simultanéité de ces deux mouvements, a priori indépendants et distincts l’un de l’autre, est à même d’expliquer en grande partie le fait que la réorganisation du système sanitaire au Maroc eût lieu justement durant la période coloniale.
D’autres pays, arabes ou à majorité musulmane, qui ne furent pas sous le joug de la domination occidentale profitèrent, eux aussi, de l’air du temps. C’est le cas par exemple de l’Égypte, relevant du gouverneur quasi indépendant Mohamed Ali Pacha, qui mit en place une école de médecine au Caire en 1827, la célèbre École d’Abou Zaabal. Des hôpitaux furent ensuite installés dans les chefs-lieux des provinces, ainsi que des dispensaires dans les différents arrondissements du Caire à partir de 1845. L’empire Ottoman emprunta la même voie en fondant son école de médecine à Istanbul en 1827, des hôpitaux civils et des dispensaires dès les années 1860 (Chiffoleau 2012).
À partir de là, l’adoption de nouvelles structures médicales au Maroc ou dans d’autres pays sous domination étrangère apparaît donc plus comme le fruit d’un concours de circonstances historiques ayant, entre autres, bouleversé les sciences de la santé au moment de leur sujétion que comme le transfert, généreux ou pas, d’un savoir achevé et conservé par le pays colonisateur, puisque lui-même le découvrait en même temps et s’y initiait comme le reste du monde, ce savoir étant d’ailleurs encore au stade expérimental.
Au Maroc, même si l’offre de soins était clairement dominée par la médecine traditionnelle, ce n’était pas pour autant, là non plus, le pays vierge et sauvage dénué de toute dimension médicale que le colonisateur voulut bien mettre en avant pour légitimer son intervention. Un mélange inédit de vestiges des temps anciens et de l’âge d’or, d’initiatives civiles et locales, d’assistance internationale et de timides interventions étatiques avait développé une certaine activité médicale et dessiné une ébauche de politique sanitaire certes insuffisante, brouillonne, souvent improvisée et très hétérogène mais qui avait le mérite d’exister.
Les Conseils sanitaire et d’hygiène de Tanger, les hôpitaux espagnol, français, italien et anglais du Memorial Tulloch Hospital, les premières campagnes de vaccinations antivarioliques d’Emily Keene, l’épouse du chérif d’Ouezzane, l’hôpital juif de Benchimol, les mâristâns des grandes cités ou les zaouïas des zones rurales sont, de ce point de vue, autant d’éléments, parmi d’autres, qui constituèrent cette fragile structure sanitaire du pays.
Mais que ce soit en ville ou à la campagne, les croyances et les pratiques magico-religieuses étaient encore profondément enracinées dans la vie sociale. Lorsqu’une affection se déclarait, on allait tout naturellement consulter un herboriste, un magicien-incantateur, un saint spécialiste du mal, un barbier ou autre guérisseur de formation artisanale, comme cela restait d’ailleurs le cas dans des régions de Bretagne, de Provence, du Midi-Pyrénées où des milliers de malades se rendaient chaque année en pèlerinage à Lourdes, dans des communes wallonnes, dans des provinces espagnoles ou dans des cantons suisses, illustrant la prégnance du sacré et de l’irrationnel dans toute société humaine (Le Douget, 2017 ; Pierre, 1991 ; Debons & Zufferey Kamerzin, 2009 ; et Wolff, 1998).
Toutefois, cette médecine populaire, serinée à l’envi par le colonisateur (dans des récits de voyage, des mémoires, des rapports d’expertise, des articles de journaux...) et reprise sans réserve par l’histoire officielle, ne doit nullement occulter la présence d’une médecine savante, sans doute dépassée et peu répandue mais incontestablement scientifique, basée en grande partie sur la rationalité de la discipline telle qu’elle fut portée par les maîtres arabes de l’époque médiévale. L’université Al Quaraouiyine continuait ainsi, jusqu’en1893, à prodiguer un enseignement médical. En témoigne le diplôme authentifié (ijaza) de Mohamed El Kahhak, délivré le 17 août 1832 à Fès sous forme d’un acte notarié en présence de 62 témoins, dont des chorfa, des notables et pas moins de sept médecins (Laboudi, n.d. ; Kahhak, 1970). La théorie selon laquelle la France aurait introduit la médecine (moderne) au Maroc avec la colonisation paraît plutôt comme une « demi-vérité dangereuse », pour emprunter la formule de W.E.B. Du Bois (Du Bois, 2007 : 60), comme un abus de langage dans le sens où, paradoxalement, le vice n’est pas dans ce qui est dit mais dans ce qu’on n’a pas voulu ou ce qu’on a omis de dire. L’interaction, sur fond d’hégémonie, entre les systèmes de santé marocain et français, avant et durant le protectorat, a été infiniment plus forte et plus complexe pour qu’on puisse la résumer dans une assertion aussi simpliste. Les deux secteurs ont, de multiples manières et en même temps, pâti et bénéficié de cette interaction. Mais si les avantages qu’en a tiré le côté marocain (mise en place de structures sanitaires par exemple) et les dommages qu’en a récolté le côté français (notamment les contrecoups épidémiques en métropole des expéditions militaires) semblent couler de source pour certains, les préjudices causés à la santé publique au Maroc et les profits obtenus par la médecine en France, eux en revanche, paraissent beaucoup moins évidents.
LA MÉDECINE AU SERVICE DE LA COLONISATION
Les praticiens français furent assurément des acteurs clés de ce que, bien abusivement, on appelait alors "la pénétration pacifique" du Maroc. Le célèbre télégramme qu’adressa Lyautey au général Gallieni en 1901 - « Si vous pouvez m’envoyer quatre médecins, je vous renvoie quatre compagnies (Lyautey, 1994 : 436) » - rappelle, à cet égard, l’importance première qu’accordaient les chefs de l’entreprise coloniale à l’action médicale et au rôle qui lui était assigné dans la stratégie d’ensemble.
Un des pionniers et peut-être le plus marquant de ces agents d’infiltration fut le docteur Fernand Linarès. Faisant partie d’une mission militaire, il arriva au Maroc en 1877 et y resta jusqu’en 1902 (Amster, 2004 : 412). Entre-temps, il devint un habitué du sérail, figurant dans les premiers cercles du makhzen, que ce soit sous le règne de Moulay Hassan ou celui du régent Ba Hmad, tellement qu’il put bloquer les projets allemands et anglais d’installation du télégraphe, d’une banque d’État et d’un service de poste pour réserver ces intérêts stratégiques à la France (ibid.). Cette position privilégiée dans les sphères du pouvoir lui permettait en outre d’alimenter avec une assiduité remarquable son gouvernement en informations très sensibles, très utiles et de première main. « Le docteur Linarès, notre agent à la cour […], témoignait ainsi Henri de la Martinière, le ministre de la Légation de France à Tanger, avait été l’instrument précieux de notre politique aux heures les plus difficiles, faisant preuve des plus belles qualités d’observation et de conscience ; son jugement était extrêmement sûr, très froid et réalisateur, dépourvu de cette vaine imagination si fréquente et si dangereuse dans les affaires musulmanes (La Martinière, 1919) » Il y eut, en tout, une vingtaine de médecins qui firent un travail d’infiltration dans cette deuxième moitié du XIXème siècle, pour la plupart des militaires ou des civils mandatés par leur gouvernement. Ils constituèrent une première vague lancée en 1847 par la création du poste de médecin attaché à la mission française au Maroc et consolidée en 1865 par l’ouverture de l’hôpital affilié de Tanger.
Par la suite, après la ratification du traité du protectorat, les premiers médecins de convoi prirent le relais pour accompagner les troupes dans leur occupation du territoire. Ainsi fut-il par exemple des Docteurs Cristiani et Épaulard dans la Chaouïa qui ouvrirent des infirmeries de fortune pour traiter, par ordre de priorité, les soldats, les Européens puis les indigènes. Toutefois, une fois passée ce cap initial, l’action sanitaire fut réorientée vers la pénétration et, dès lors, utilisée comme un redoutable instrument de colonisation.
Il s’agissait en fait, pour les hommes de la IIIème République, de préparer un milieu salubre où pourraient s’installer les futurs colons dont le recrutement, pas toujours facile en raison du choc de la Grande Guerre, risquait d’être encore compromis par la prolifération sur place des maladies et le manque de prestations sanitaires. Il fallait aussi créer les conditions d’une exploitation pleine et efficace de la colonie, laquelle exigeait, en premier, une main d’œuvre productive et donc en bonne santé. « Face à la puissance de la mort, nous sommes tous solidaires, écrivait-on dans La Vigie Marocaine du 1er mai 1926. L’intérêt le plus terre-à-terre incite à penser à nos amis indigènes, ne serait-ce que pour diminuer la probabilité de contagion, ne serait-ce que pour ne pas tarir le réservoir de main-d’œuvre » (Nahon, 1926 : 1).
Les fameux Groupes Sanitaires Mobiles (GSM) sillonnèrent ainsi des pans entiers du territoire conquis ou en voie de conquête. À côté de leur mission officielle de prévention sanitaire, leur rôle dans le renseignement et la collecte des informations fut de tout premier ordre. Ils agirent, dans les faits, comme des postes avancés de la direction des Affaires indigènes, affinant la cartographie des zones reculées, faisant des estimations de populations, inventoriant les ressources naturelles de chaque région ; et surtout, en établissant l’arbre généalogique des chefs locaux et en pesant leur pouvoir politico-religieux, ils permirent de mieux connaître les structures politiques des différentes tribus et, finalement, aidèrent grandement à leur contrôle par l’administration coloniale (Paul, 1977 : 8).
Plus tard, des structures sanitaires furent créées par le colonisateur. Un Institut et des Bureaux d’hygiène ouvrirent à Rabat puis dans plusieurs villes du royaume et rendirent des avis utiles sur nombre de questions telles que celles relatives à l’habitat, à l’assainissement ou au contrôle des denrées alimentaires. Une Pharmacie centrale vit également le jour à Casablanca. Enfin, des hôpitaux furent construits dans différentes localités mais, à l’exception de ceux situés dans les grandes villes où se concentrait l’essentiel de la population européenne, ces établissements ressemblaient plus à des centres de santé qu’à des centres hospitaliers au sens où on peut l’entendre aujourd’hui. Le plus souvent ces structures, peu pourvues en matériel et en personnel, tournaient avec un nombre très limité de professionnels (sur les 574 médecins du secteur public en fonction au Maroc en 1954, 409 étaient installés à Casablanca et Rabat). Il n’était pas rare en effet qu’un seul praticien officiât dans ce type d’hôpitaux, s’essayant alors à toutes les spécialités aussi bien médicales que chirurgicales. L’enveloppe qui été allouée à la santé tournait par ailleurs constamment autour de 6 % du budget général, ce qui permet d’avoir une idée sur l’état de ces hôpitaux et la qualité des soins qui y étaient prodigués (Aissa, 1997 : 79, 197 et 209).
Le fond de la critique ne réside pourtant pas là. Il est, au fait, en rapport avec la finalité même de l’action médicale du protectorat. Comme les intentions des autorités occupantes ne furent jamais d’ « introduire la médecine moderne au Maroc » mais de seulement créer un environnement sain pour les colons et d’assurer un réservoir de main-d’œuvre à bon marché pour ses entreprises, on ne pensa jamais à fonder la plus importante des institutions dans ce domaine : une école de médecine. Le transfert du savoir et des nouvelles connaissances médicales aux Marocains ne figurait tout simplement pas dans les plans du projet colonial malgré la pénurie chronique en professionnels de santé.
Sujet donc à une sous-médicalisation très accusée, la médecine individuelle, en vérité, n’était tout simplement pas envisageable au Maroc. C’était plutôt la médecine des épidémies qui était invariablement de mise. En effet, l’effectif médical et la vocation de l’action sanitaire dans les colonies imposaient ce type d’approche. Cette médecine de masse, souvent contraignante et aveugle, exigeait par ailleurs une organisation bureaucratique et une certaine centralisation pour être efficace : « Il ne saurait y avoir de médecine des épidémies, affirmait Foucault, que doublée d’une police. » (Foucault, 1963 : 12).
Rien donc ne pouvait mieux convenir aux autorités coloniales que cette conception de la médecine qui les autorisait, les exhortait même, à intervenir dans les différents aspects de la vie sociale des indigènes. En l’adoptant, le pouvoir se dotait d’un moyen supplémentaire, sûr et légitime, de contrôle des populations.
La campagne de vaccination antivariolique de 1940 fut de ce fait l’occasion d’un fichage général, d’une mise sous surveillance, d’un quadrillage des espaces, et un motif légitime pour exercer une contrainte et rappeler à l’indigène sa sujétion aux lois coloniales (Sicault, 1942). Finalement, la médecine appliquée dans les conditions du protectorat, au-delà de ses effets sanitaires annexes et de ses vertus humanitaires à usage promotionnel, fut tour à tour justification de la colonisation, agent actif au service de la pénétration, instrument militaire au moment de la guerre de conquête, élément facilitateur de l’installation des colons, moyen d’exploitation économique et biopouvoir aux mains des autorités occupantes.
LA COLONISATION AU SERVICE DE LA MÉDECINE FRANÇAISE
Les hommes
Alphonse Laveran fut, en 1907, le premier Nobel français de la discipline. C’était un médecin militaire affecté aux hôpitaux de la division de Constantine où il mena ses principaux travaux. Sa découverte du parasite responsable du paludisme couronna ses recherches et permit une grande avancée de la science (Nosny, 1980).
Charles Nicolle marcha sur ses pas et, avec son équipe de l’Institut Pasteur de Tunis, montra comment le pou était l’agent transmetteur du typhus. Ce qui le rendit célèbre dans le monde et lui valut le même prix que son illustre prédécesseur (Huet, 1995).
Aussi, - reprenant la théorie de l’acteur-réseau de Bruno Latour - que ce soit à Tunis ou à Constantine, c’est donc l’organisation réticulée des différents « actants » humains ou non-humains (sang palustre, malades typhiques de l’hôpital, contexte social des médecins coloniaux...), nourrie de la controverse émanant de la diversité des hypothèses alors en vigueur dans les Instituts Pasteur du Maghreb, qui permit à Laveran et Nicolle de réaliser leurs découvertes capitales (Latour, 1988).
Le parcours exemplaire de chacun d’eux éclaire bien, en ce sens, le mouvement des idées entre les deux rives de la Méditerranée et l’apport des colonies à la médecine française dont le rayonnement doit beaucoup à ces années et à ces peuples.
Mais dans l’ombre des grandes figures de la médecine coloniale française que l’histoire fut obligée de retenir, s’activait en silence toute une armée de praticiens anonymes qui par centaines, par milliers, faisaient leurs classes à Casablanca, à Alger, à Tunis, à Dakar, à Libreville ou à Saigon avant de rentrer au pays et donner leur pleine mesure. Les territoires de l’empire furent en effet, sur ce point, un terrain d’apprentissage exceptionnel pour les jeunes médecins fraîchement débarqués d’Europe. Libérés du stress de la faute médicale, disposant de patients nombreux, dociles et dépourvus de droits, les nouveaux chirurgiens pouvaient s’exercer en toute sérénité et se faire la main très rapidement. Pour l’un d’entre eux, Henri Laborit, les hôpitaux coloniaux furent ainsi sur le plan de la chirurgie « un champ d’expériences absolument étonnantes » (Laborit, 1996 : 19). C’est comme cela par exemple que le Dr Jean-Paul Linthillac devint, après s’être bien entraîné au Maroc, le plasticien de référence en France. Une chroniqueuse américaine à succès, Suzy Knickerbocker, le classa alors parmi les huit plus grands chirurgiens esthétiques du monde (Browning, 2000 : 37).
Les disciplines
En dehors des grandes découvertes, des techniques et des procédures innovantes s’élaborèrent aussi dans les colonies pour le bénéfice immédiat des peuples d’Europe. Leur transfert, plus tard, en métropole y nourrit la science médicale et contribua de façon notable à son progrès.
La transfusion sanguine, encore rudimentaire en France au début de la seconde guerre mondiale, franchira un nouveau cap durant ce conflit et atteindra les meilleurs standards en transférant son unique service de l’hôpital Saint-Antoine à l'école maghrébine du Pr Benhamou où elle absorbera les nouveaux savoirs venus d'Amérique via les colonies d'Afrique du Nord, telles que ces nouvelles usines de congélation et de dessiccation permettant de stocker indéfiniment les différentes variétés de sang et qui furent créées à Fès au Maroc puis au domaine de La Trappe en Algérie. Ces usines pionnières inspireront, plus tard, les premières unités de production françaises à l’hôpital Percy de Clamart et au Centre Cabanel à Paris (Picard, 1996 ; Lataillade, 2011-12).
L’anesthésie française est également une spécialité qui doit beaucoup aux colonies. De développement récent, à partir du milieu du XIXème siècle, c’est grâce aux apports des médecins d’Afrique du Nord qu’elle accéda au statut de véritable science. Dès leur débarquement en Afrique du Nord en 1942, les Américains allaient ainsi former 77 anesthésistes aux dernières technologies et à l'utilisation des nouvelles drogues. Ces équipes entraînées par les militaires anglo-saxons finirent toutes par adopter des protocoles d’avant-garde en comparaison avec les vieilles méthodes de leurs homologues en métropole. L’anesthésie intraveineuse induite au Pentothal et conduite sous intubation trachéale en circuit fermé (sous protoxyde d’azote-éther), le traitement de pointe à l’époque, inaccessible encore en France, devint ainsi pratique courante pour elles. Cette nouvelle génération de réanimateurs, de retour au pays, écrira alors pour la France les premières pages de modernisation de l’anesthésie (« L’Armée, 1983).
Jusqu’aux années 1960 et la guerre d’Algérie, le savoir élaboré dans les colonies ne cessa d’abreuver la métropole. La médecine d’urgence fit, dans ces circonstances malheureuses, ses plus grands progrès. Du transport médicalisé qui se développa de manière exponentielle aux premiers principes d’héliportage, on maîtrisa beaucoup mieux la question de la mobilisation des blessés. Les observations réalisées à cette période servirent finalement de base aux structures modernes d’évacuation sanitaire du type Service d’aide médicale urgente (SAMU), lequel fut créé dans la foulée par le Pr Lareng en 1968 en adoptant l’hélicoptère comme moyen d’intervention sur terre et en mer.
En fin de compte, les échanges sanitaires entre la métropole et le Maroc, comme avec les autres territoires, ne peuvent se réduire au seul mouvement rectiligne, à sens unique, célébré sans relâche et consistant en une « introduction de la médecine moderne ». Ces échanges furent, en fait, d’une toute autre ampleur, empruntèrent des chemins et des directions multiples, affectèrent profondément les différentes sociétés et contrairement à la doxa coloniale, profitèrent autant à la France.
Conclusion
La médecine, même si elle ne fut pas incluse dans le célèbre essai d’Edward Saïd, qui prenait pour objet d’étude la littérature et les sciences humaines et sociales, apporta beaucoup à l’orientalisme. De ce point de vue, l’expérience marocaine de la colonisation offre un exemple probant qui illustre pleinement cette contribution. Le référentiel scientifique que créèrent plusieurs générations de médecins coloniaux parvint de ce fait, avec le temps, à forger dans l’inconscient européen l’image de cet Arabe sale, malodorant, aux pratiques sexuelles débridées, rétif à l’hygiène et à la médecine moderne, tout englué qu’il est dans ses superstitions, son fatalisme et sa magie noire. La propagande médicale de l’ère coloniale et précoloniale laissa tout un fonds d’idées reçues, jamais invalidées par l’envahisseur, lequel au contraire considéra toujours et jusqu’à aujourd’hui que son « introduction de la médecine moderne » dans ces pays arriérés était un des apports majeurs de la colonisation. Ce fonds d’idées reçues, qui fut créé sur plusieurs décennies par des légions de médecins, à coups de discours, de conférences, de congrès, d’études et d’écrits de toutes sortes, se diffusa doucement, de la même manière que l’orientalisme, dans la culture populaire et les représentations collectives. Aussi, les arguments évoqués lors des régulières polémiques sur l’islam et l’immigration qui agitent la scène politico-médiatique en France (les raisons d’hygiène et de sécurité qui auraient motivé l’interdiction du burkini dans les plages et les piscines, les cas anecdotiques de quelques maris musulmans qui auraient refusé que leur femme soit examinée par un médecin homme, les prétendus fraudes et abus envers le système de santé par les immigrés...) offrent, sous cet angle, une démonstration formelle de cet « orientalisme sanitaire » (Deszpot, 2019 ; Toubon, 2018 ; Lafiguro.fr, 2015 ; Hachimi et Nacu, 2010-12).
Mais la médecine coloniale laissa également une façon de faire et de discourir, une manière d’instrumentaliser sa science, d’utiliser son autorité morale et son caractère savant pour justifier des comportements problématiques tels que les pratiques discriminatoires ou ségrégationnistes. Ce legs, tout aussi vénéneux que la collection de stéréotypes et d’idées préconçues transmise, est ainsi abondamment exploité par les différents acteurs de la scène publique française, mettant forcément à mal la cohésion nationale et le sentiment d’appartenance des minorités.
L’épistémologie des sciences coloniales ouvre des perspectives et des champs de réflexion inédits qui commencent à peine à être explorés. En plus de disciplines comme la géographie, l’histoire, la législation, l’économie ou l’ethnologie, la médecine française tira le plus grand avantage des colonies, lesquelles n’hésitèrent pas à user de ces sciences pour justifier leur existence. L’analyse de cette relation de symbiose apporte une lumière nouvelle aussi bien sur les processus coloniaux, dont la dimension culturelle de la domination a souvent été marginalisée dans les historiographies par rapport à l’assujettissement politico-économique, que sur l’histoire des sciences, qui a trop longtemps déprécié l’apport des territoires impériaux.
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