Une expérience personnelle inattendue m’a permise de croiser brièvement les « génies », m’incitant à aller à leur rencontre auprès des gnawa.[1] Au lieu de comprendre l’invisible – celui-ci se vit davantage qu’il ne s’explique- j’ai adopté une approche inductive, intuitive et itérative qui m’a plongé dans les tactiques des gnawa face aux enjeux culturels, économiques et politiques qu’ils naviguent au quotidien. Cette approche sur le terrain est accompagnée par une posture critique dans l’écriture qui émerge des paradoxes structurant la discipline anthropologique : immersion et décentrement, humilité et surplomb, engagement et neutralité (Gani et Khan 2024; Russel Y Rodríguez 1998). Plutôt que de développer ici ces paradoxes, je souhaite relever uniquement le décalage entre l’épistémologie gnawa et celle de la discipline.

Durant mon immersion, j’ai constaté que la logique prééminente au sein des pratiques gnawa est cyclique et non linéaire. Cette cyclicité rend difficile l’agencement des expériences des gnawa en titres et sous-titres ou en catégories analytiques. La complexité des identités de mes interlocuteurs et des enjeux politiques qui les façonnent, échappe souvent aux tentatives de classification. Leur quotidien est imprégné d’éléments inintelligibles, indicibles, invisibles, intimes et indescriptibles. Pour les gnawa que j’ai rencontrés lHal (la possession)[2] ne peut être saisie que dans le vécu : « La possession ne s’explique pas, elle ne se dit pas. Elle se vit. » Cette primauté de l’expérience directe sur le discours est soulignée par d’autres paroles telles que : « Si les génies ne veulent pas que tu saches, tu ne sauras pas. » Ou encore, « il faut que tu voyages, que tu ailles voir de tes propres yeux. Quand tu verras, tu n’auras pas besoin d’explication, tout est là, devant toi. »

Cette épistémologie valorise l’itinérance (ljawla) et le temps long. Elle établit une relation intime entre le savoir et les invisibles, conditionnant l’accès à ce dernier à mon intention (niya) et à ma foi : « Fais preuve de foi et remets-toi à Dieu. » Le savoir est donc contingent, non universel, et dépend autant de la disposition intérieure du chercheur que des dimensions relationnelles. On m’a précisé dans ce sens : « J’ai reçu plusieurs chercheurs de tout horizon, beaucoup ne comprennent pas grand-chose aux gnawa. » Cette épistémologie reconnaît le mystère comme une composante essentielle de la réalité. Certaines choses resteront inaccessibles, hors de portée de la compréhension humaine : « Soubhana lah, dakchi f chkel — Gloire à Dieu, ces choses sont mystérieuses. »

Ainsi, lorsque je réduis les paroles d’une Mqedma ou d’un Maalem[3] à des données destinées à l’analyse ou à l’interprétation scientifique, je place malgré moi le discours scientifique au-dessus des connaissances de mes interlocuteurs. Comme un objet exposé au musée, cette parole qu’on m’a confiée est vidée de son essence et devient « discours de légitimation », « parole ritualisée », « acte performatif », ou autre catégorie analytique pertinente. Cette pratique valide l’autorité du chercheur et le légitime aux yeux de ses pairs. Bien que justifiée par la « rigueur scientifique », elle relève d’une forme d’extractivisme : sous couvert de scientificité, elle perpétue une hiérarchie épistémique au détriment des voix locales (Abu-Lughod 1991).

J’écris à partir de ces paradoxes qui façonne ma positionnalité ainsi que mon identité et celle de mes interlocuteurs. J’invite à accepter ces paradoxes identitaires et ces tensions entre cooptation et opposition, qui définissent nos expériences académiques en tant que « halfies » (Abu-Lughod 1991) et « transfrontaliers » (Luste Boulbina 2024). Ces positions offrent l’occasion d’explorer les interstices et les hybridités comme autant de possibilités de création et de réinvention. Je propose alors de suivre cette itinérance, non pas dans une quête du vrai ou du faux, du réel ou de l’imaginaire, mais pour se rapprocher des préoccupations quotidiennes des concernés, des raisons derrière les contradictions et des enjeux économiques et politiques qui façonnent leurs discours, pratiques et manières d’être au monde.

Des tentatives d’écrire l’oralité                                                              كناوا بحر              

Le mystère des origines:                                                                            

« Le monde des Gnawa est un océan infini, » m'a-t-on souvent répété. À chaque fois que j’annonçais mon sujet de recherche, des commentaires décourageants fusaient : « Tu ne le comprendras jamais complètement, » « Même les Gnawa ne sont pas d’accord sur ce qu’ils sont, » « Ils vont te rendre folle, » « La plupart ne connaissent pas l’histoire, ils te raconteront des histoires imaginaires, » « Tu ne devrais pas croire tout ce qu’ils disent. » Pourtant, puisque tout est donnée, j’ai pris note de ces remarques, malgré l’impression de me retrouver face à un terrain qui ne s’ouvrait pas « magiquement » (Geertz 1973). Au fil des jours, j’ai collecté de multiples versions de « l’histoire des Gnawa, » souvent qualifiées de la « vraie » histoire.

La plus longue version m’a été raconté par Maalem Najib Soudani, dont le nom de famille révèle déjà la provenance. Je suis allée à sa rencontre dans son atelier. Il raconte :

Les gnawa sont des esclaves venant du Soudan, du Mali et de Guinée. Lorsqu’ils vivaient là-bas, les riches capturaient les pauvres pour les servir et travailler dans leurs champs. Ces esclaves se mettaient ensemble à la fin de la journée et chantaient leurs souffrances. Puis à un moment de l’histoire, ils ne restaient plus chez les chefs locaux. Ils étaient exportés aux Etats-Unis, au Maroc etc. Ils racontent que les riches jetaient des fèves dans les champs le soir, les esclaves, affamés, sortaient pour les manger. C’est ainsi qu’on les capturait. Ils les mettaient dans des sacs de farine qu’ils recousaient. Ils les envoyaient dans des bateaux. Les esclaves sont arrivés au Maroc à travers le port d’Essaouira. D’autres sont aussi venus avec le commerce des caravanes, et leur devise était les cauris. Ils venaient de différentes tribus et parlaient des langues différentes. Pour se reconnaître entre eux et se distinguer des autres, ils avaient mis en place un système de couleurs. La tribu unetelle mettait du blanc, l’autre du rouge et on savait de loin qui arrivait. C’est de là que viennent les couleurs des génies. Ils se réunissaient pour parler de l’exil, de l’esclavage, des violences qu’ils subissaient. Bien qu’ils parlassent des langues différentes, les souffrances étaient les mêmes. Petit à petit, ils ont créé la langue gnawi qui s’est ensuite mélangée à l’amazigh et à l’arabe. Après l’abolition de l’esclavage, les blancs et les noirs se marièrent, se mélangèrent. C’est ainsi qu’ils inclurent les saints et les génies, déjà présents au Maroc, à leurs récits de souffrances. D’ailleurs, le mot « gnawa » vient de l’amazigh : Gn-awa, pour leur dire de dormir lorsque les esclaves passaient leurs nuits à chanter. Aujourd’hui, c’est devenu surtout une musique pour rendre présente la baraka des saints et invoquer les génies. Entre-temps, il y a eu des mélanges. Chacun des génies et des saints invoqués dans le répertoire gnawa a une provenance particulière. Lalla Mira vient de Turquie, Sidi Moussa de Doukkala, Sidi Jilali est un saint enterré à Bagdad, Sidna Bilal est le Mouadin du prophète enterré en Ethiopie (Soudani, septembre 2022).

En mobilisant une mémoire des origines, Maalem Soudani retrace quelques trajectoires d’esclaves qui, arrivés au Maroc, se réunissent par leur condition et se différencient par un système de couleurs. Ils sont perçus par les locaux comme un groupe homogène (esclaves noires), dans lequel des ethnies multiples se distinguent. Pour d’autres Maalem, le mot gnawa vient de l’amazigh, signifie les « muets » et serait utilisé par les locaux pour décrire les esclaves qui parlent entre eux. Après une analyse étymologique et linguistique, l’historien Chouki El Hamel (2008) avance l’idée que « gnawa » serait le nom que les « africains du Nord » utilisent pour qualifier les noirs d’Afrique de l’Ouest. Il serait donc question d’une fabrication des « maghrébins » d’une « catégorie ethnique fictive » qui met ensemble des noirs de différentes origines (El Hamel 2008).

D’autres versions et éléments complémentaires m’ont été racontés par de jeunes gnawi. Sami est convaincu qu’il n’est pas possible de dater quand ça a commencé et comment ça s’est fait : « Il y a des paroles de chanson qui ont été créées là-bas et amenées ici. Il y a des airs qui se jouent encore là-bas (où ?) avec des instruments similaires. A l’origine ce sont des chants des champs de coton ou des chantiers de chemin de fer, qui racontent le quotidien des noirs comme le blues. Puis une fois ici, ils parlaient de leurs ancêtres, puis commençaient à donner de la valeur à des locaux et à les inclure dans leurs chants. C’est comme ça que les saints et les génies s’y sont mêlés. » En effet, comme Sami, les historiens soulignent la pauvreté des sources écrites et la difficulté à circonscrire l’époque de l’arrivée des esclaves au Maroc en une seule période, les lieux de leur provenance, ni précisément la période de l’émergence de la communauté gnawa au Maroc (El Hamel 2013).

Un point de vue différent m’a été présenté par Samir, un médiateur culturel et Hussein, un fabriquant de guembri.[4] Samir m’avertit :

Tu fais bien attention à ne pas reprendre les expressions que les français nous ont laissé. Même les gnawa reprennent ça aveuglement. Ils ne savent pas. C’est cela la tradition orale…En réalité, il ne s’agit pas d’une musique de descendants d’esclaves. C’est une musique locale, marocaine avec des influences de l’Afrique noire. Une fois l’esclavage abolit, les esclaves ont pris refuge dans les zaouia, confréries déjà existantes au Maroc. Leur musique a donc été mélangée aux saints et génies des Hmadcha, Jilala, Tijani, Issawa etc. C’est pour cela qu’ils sont aussi blancs et pas seulement noirs.

Samir m’avertit du risque de tomber dans une lecture occidentale qui séparerait, voire opposerait les locaux (arabes et amazigh dominants) des descendants d’esclaves (noirs, dominés) sans prendre en considération la diversité des gnawa (qui sont aussi blancs, précise-t-il) et celle des locaux eux-mêmes. En cela Samir rejoint l’argumentaire de Hisham Aidi (2023) dans son article critique du livre Black Morocco (El Hamel, 2013). En effet, il reproche à l’historien El Hamel de fixer les catégories Arabes, Berbères et Noirs dans un contexte où les mélanges rendent impossibles de retracer les origines « ethniques » des uns et des autres. En prenant en compte le contexte actuel de commercialisation accrue et de présence à l’international des gnawa, l’auteur rappelle que seulement quelques Maalem sont aujourd’hui noirs et qu’il n’existe pas de « solidarité ethnique » particulière à cette soi-disant « diaspora » ou « minorité racisée » (Aidi 2023b).

Hussein, que je rencontre plus tard dans son atelier, rejoint le point de vue de Samir : « Ils n’étaient pas tous esclaves. Beaucoup sont venues avec les caravanes et avec l’armée d’Al-Bukhari. Et puis Gnawa wlaw bidin mabqawch kehlin, les gnawa sont devenus blancs, ils ne sont plus noirs. » Cynthia Becker (2011) affirme que la complexité de circonscrire cette communauté tient à sa capacité à s’adapter, emprunter et négocier avec les autres au niveau de l’esthétique et des pratiques. Cette histoire de mélanges culturels montre que ces chasseurs, soufis et soldats ont assemblé « un patchwork de styles esthétiques et de symboles qui est intrinsèquement fluide et changeant » (Becker 2011).

A la croisée des influences « afro-arabes » ?:

Il est clair qu’il est difficile (voire impertinent pour l’ethnographe) de retracer ces processus de métissage entre les représentations et les pratiques issues des cultures d’Afrique subsaharienne et la tradition confrérique locale préexistante à l’esclavage. Je note des emprunts, des superpositions de figures qui permettent de tirer des analogies avec d’autres cultes de possession africains ou d’afro-descendants mais aussi des pratiques soufies dans d’autres contextes. Je note également des analogies opérées par mes interlocuteurs avec le bori des hausa, le candomblé brésilien, la santeria cubaine, le stambeli tunisien. Ces rapprochements viennent justifier des collaborations et des fusions entre les groupes de musique de ces différentes régions du monde[5]. Ces versions multiples montrent que la ligne entre ce qui a été amenés par les esclaves et ce qui était déjà présent dans la société marocaine, ce qui est considéré musulman et ce qui ne l’est pas, est poreuse, mouvante, perméable.

Il est à noter que d’autres formes de « musique rituelle » inscrites dans des traditions confrériques telles que Aissawa (Nabti 2006; 2010) et Hmadcha (Maréchal & Dassetto 2014) ont toujours été instrumentalisées par des politiques nationales dépendamment des périodes historiques (Aidi 2014). Elles ont également connu des transformations liées à leur entrée dans la logique de maché et dans le cadre du « World Soufism » (El Asri & Vuillemenot 2010) générant des formes d’adaptations multiples situées entre une « authenticité » perçue et les exigences de la globalisation (Appadurai 2005). Bien qu’elles partagent cette instrumentalisation liée à la religion (la promotion politique d’un « islam modéré » ), les gnawa se distinguent par une composante identitaire qui joue un rôle central dans leur adaptation. Autrement dit, en plus de devoir s’adapter aux discours normatifs religieux, ils s’adaptent aux discours politiques sur l’identité nationale qui se veut diverse et inclusive ainsi qu’aux discours académiques sur leur histoire et la question raciale. Cette composante identitaire, supposément liée à l’histoire de l’esclavage et à l’expérience diasporique dite similaire aux afro-américains, renforcent leur potentiel de marchandisation et leur attractivité à l’international (Kapchan 2007). C’est pourquoi les formes de « Aissawa Fusion » ou de « Hmadcha Fusion » ne sont pas aussi connues et qu’il n’y ait pas de festival aussi important que celui des gnawa dédié à ces musiques confrériques. D’ailleurs, ces dernières n’ont que récemment été incluses dans la programmation même du Festival Gnawa d’Essaouira.

Les récits derrière les instruments gnawa illustrent le mieux le rapport à l’esclavage, lequel est étroitement lié au sacré. Said, un fabricant de guembri met cet instrument au centre de la cosmologie gnawa : « Cette musique concentre densément l’histoire d’un peuple et ses souffrances. Le guembri est la goutte de sang qui en a coulé. C’est de cela qu’elle tire sa dimension spirituelle. » C’est avec autant de poésie que Said me décrit la musique gnawa. Pour lui, ces formes musicales existent partout (il mentionne le Brésil, la Chine, les États-Unis mais surtout sur le continent africain) car « cette histoire de la souffrance parle à tous ». Il insiste toutefois, comme la plupart de mes interlocuteurs, sur l’importance symbolique du guembri. Hana m’explique que le guembri renvoie à la forme du bateau et les qraqeb imitent le son des chaînes en fer. « La musique vient des sons générés par le mouvement de ramer les mains enchaînées et celui des vagues qui cognent le bateau ». Maalem Najib Soudani dit dans ce sens:

Le guembri c’est le bateau. Cet instrument est sacré. Avant, il était interdit de le sortir de la maison. On le gardait, avec les autres instruments (qraqeb et tbel) mais aussi avec les tenues gnawa, les cauris et les tissus colorés, dans une pièce sacrée nommée : bit al jwad, chambre des génies. On n’y entre que quand on ait fait ses ablutions et des prières. Aujourd’hui, il perd cette valeur en étant de plus en plus dans des espaces profanes.

Considéré comme la jonction de trois âmes, celle de la chamelle, de la chèvre et de l’arbre dont proviennent ses organes, ainsi que lieu de résidence ou de passage des génies qu’il invoque, le guembri est animé, vivant. Fascinant par ses notes musicales profondes et par sa potentielle intentionnalité, le guembri n’est pas un simple objet. Les manières d’utiliser et d’interagir avec celui-ci sont codifiées et les significations qui lui sont associées multiples. Becker (2020, p.187) souligne à quel point l’identité du groupe gnawa est indissociable du guembri. Elle retrace l’évolution des perceptions de cet instrument d’une stigmatisation explicite et à son institution comme symbole de la tolérance et de la diversité (Becker 2020, 188-192).

Des identités fluides :

Au-delà de ce débat des origines, les catégories dont il s’agit ici ne sont pas mobilisés par mes interlocuteurs pour se définir. Les gnawa que j’ai rencontrés se définissent tantôt comme des Marocains pratiquant la musique gnawa tantôt comme des Marocains possédés. Quand ces derniers mentionnent l’esclavage, il s’agit soit d’une stratégie de légitimation (« mon grand-père était esclave, je fais donc partie des vrais gnawa », « nous sommes les gnawa originels » ) soit d’une référence au passé (« à l’origine, ce sont des récits des souffrances des esclaves », « traditionnellement, c’est la musique des descendants d’esclaves »). Par conséquent, il me semble important de prendre en compte le contexte de production de ces discours sur les origines. Etant flexibles, les gnawa se définissent différemment selon les contextes et mobilisent différents registres normatifs. Cela me pousse à préciser d’autant plus ma positionnalité : pour mes interlocuteurs, je suis une jeune femme marocaine musulmane. Pour ceux de Cynthia Becker (2020), elle est une femme américaine qui s’intéresse à la diaspora africaine. Ces deux positions, à la fois dans nos manières de lire le milieu qui nous entoure et les paroles qui nous sont adressées, et dans les manières dont nos interlocuteurs nous perçoivent et s’adaptent à ce qu’ils pensent de nos attentes, dirigent considérablement la production et la restitution de nos données. « Blackness » en l’occurrence n’a pas été une thématique récurrente dans les discours de mes interlocuteurs (bien que certains soient les mêmes personnes que celles interrogées par Becker). Toutefois, des rapports de pouvoir et des logiques discriminatoires y sont bien présents.

Par ailleurs, cette incertitude donne lieu à des spéculations qui semblent caractériser ce que Jack Goody (2010) appelle les cultures « lecto-orales », c’est-à-dire celles où la présence de l’écrit et souvent d’une religion hégémonique influent sur l’oralité. Dans ces contextes, une créativité permanente permet de combler les oublis et vient contrer l’idée des sociétés dites traditionnelles stables et immuables dans le temps. Goody (2010) montre comment se créent différentes versions qui se disent tout de même « une », qui se veulent « la même. » Les chercheurs, eux-mêmes en désaccord, participent à nourrir cette « lecto-oralité », où l’oralité conserve un rôle majeur malgré son accommodation avec l’écriture.

En définitive, cette écriture de l’oralité par les historiens et les anthropologues n’empêchent pas les gnawa de se renouveler, de se redéfinir. En se rattachant à cette spécificité des sociétés orales qui consiste à transmettre l'information, en utilisant des techniques telles que la répétition, la mémorisation, la performance et l'improvisation (Goody 2010), les gnawa continuent de reproduire leurs pratiques et leurs valeurs malgré (ou à travers) les nouveaux supports (Internet, les médias etc) et les différentes contingences historiques qui s’y opposent. En réalité, les gnawa ont toujours eu à réinventer leurs traditions à l’aune des pratiques sociales, économiques et politiques (Aidi 2023a). Dans ce sens, « les métamorphoses gnawa sont donc une production sociale et historique qui projette dans le même mouvement une image de la société dans laquelle ils évoluent » (Alaoui Btarny 2017).

Face à cette multiplicité des récits, parfois contradictoires, je me suis penchée sur les raisons derrière ces incohérences et imprécisions, au-delà des explications simplistes telles que mes interlocuteurs me mentent, ne me font pas confiance ou ne connaissent pas la « vraie histoire ». En l'absence de sources écrites fiables et compte tenu des enjeux économiques et politiques qui entourent cette narration, l'importance de déterminer la "véritable" histoire de la communauté Gnawa s'est progressivement effacée au profit des trajectoires individuelles qui la composent. En suivant mes interlocuteurs, j’ai observé que leur manière de se présenter changeait : artiste, musiciens, maalem, chanteur, guérisseur, gnawi, performeur, danseur, koyo sont toutes des autodéfinitions possibles. C’est pourquoi je m’intéresse dans ce qui suit à ce que le mot gnawa veut dire aujourd’hui et sur les dynamiques que cette catégorisation engendre dans un contexte marqué par la concurrence néolibérale.

Afro-Arab music… as long as it sells:

Cette fluidité de l’identité, bien qu’ancienne, est aujourd’hui à mettre en lien avec les logiques du marché, les attentes culturelles et les pressions politiques. La folklorisation alimente la commercialisation, qui exacerbe les tensions autour de l’authenticité, ce qui pousse à la production de discours de légitimation. Ces dynamiques sont encadrées par des enjeux politiques nationaux et globaux liés à la patrimonialisation et aux logiques de marché.

Dans sa monographie, Bertrand Hell (2002) rapporte déjà un début d’une « folkorisation du rituel » avec l’émergence de ce qu’il appelle des « pseudo-lilat »[6] et des soirées gnawa adaptées à la demande touristique. Ce qui était uniquement de l’ordre du rituel, est devenue également un produit culturel. Selon une perspective historique proposée par Becker (2011), cette folklorisation n’est pas nouvelle. Le changement des pratiques gnawa ne suit pas une évolution linéaire du rituel vers la scène, ou des pratiques dites « traditionnelles » aux pratiques touristiques « modernes ». Là où certains auteurs ont vu un déclin, une régression du rituel au profit de l’aspect artistique (Hell 2002 ; Chlyeh 1999), il semble qu’il y aurait plutôt eu une séparation des espaces et des styles musicaux. Il ne s’agit donc pas d’une rupture mais d’influences mutuelles entre ces cadres d’interactions (Majdouli 2013). Ce processus de folklorisation[7] a servi à intensifier la marchandisation de leur musique et leurs objets. Celle-ci se manifeste tant à l’échelle nationale, par le biais de festivals et d’initiatives touristiques, qu’à l’international, à travers la patrimonialisation, la professionnalisation de certains artistes et les collaborations avec des musiciens étrangers (Aidi 2014). « Soirée traditionnelle, » « concert gnawa Lila, » « African Music, » « World Music, » et « Gnawa fusion » sont toutes des nominations utilisées pour marketer un show gnawa dans les restaurants, les bars, les hôtels et les centres culturels. Cette marchandisation s’intensifie en été, la saison des festivals. Après les spectacles du Festival, les soirées se prolongent, en présence des Maalems confirmés, des amateurs, des apprentis, des musiciens, des fans, des possédés venant de tous les horizons dans les maisons, les rues, la plage, les terrasses jusqu’à l’aube.

Sans tomber dans une théorie d’impérialisme culturel (Warnier 1999), il est possible de penser ici les interactions entre ces différents acteurs dans les différents contextes présentés plus haut comme génératrices de « différenciations culturelles et d’hybridations » (Danteur 2012). En effet, l’agentivité des gnawa s’illustre dans les multiples manières de s’adapter à ces volontés de « figer la tradition », qui continuent finalement à la reproduire. Cette invention de « l’authenticité par la mise en scène » (Danteur 2012) apparaît chez certains gnawa qui défendent la folklorisation. C’est ainsi que la culture gnawa est à la fois préservée, adaptée et transformée pour répondre aux attentes du marché. Ces dynamiques, soutenues par des politiques culturelles, contribuent à la « promotion de la culture gnawa » à des fins économiques et politiques. Dans les parties suivantes, je me penche sur les expressions d’authenticité, la recherche de légitimité et les dynamiques de rivalités et de conflits.

Les « vrais gnawa » : à la recherche de légitimité                                   لي جا كيقولك أنا معلم  

Dans les différents cadres où performent, jouent, guérissent les gnawa, il semblerait qu’il y ait un besoin de s’affirmer et d’être reconnu comme authentique. Cette expression de l’authenticité est revenue le plus souvent sous cette forme : « hna gnawa dyal bsseh [nous sommes les vrais gnawas] ». Cette phrase est souvent accompagnée par une forme de disqualification de l’autre : « celui-là ne sait même pas accorder son guembri » ; « lui se dit Maalem mais il a appris hier » ; « je n’aime pas les gnawa de casa » ; «ces jeunes apprennent sur YouTube et viennent nous déranger », « ils jouent deux notes et se proclament maalem. » Ces déclarations de positionnalité incluent également: « Je suis gnawi car j’ai grandi dedans, même si je joue dans les resto » ; « je suis gnawi car je ne joue pas dans les resto » ; « je suis gnawi même si je n’ai jamais été au Moussem » ; « je suis gnawi mais je ne vais plus aux lilat.»

D’autres procédés discursifs sont revenus chez les Maalem que j’ai visité. La plupart d’entre eux passait plus de temps à me raconter leur provenance, les exploits de leur carrière, leur ancienneté qu’à répondre à mes questions. Durant ma première rencontre avec Maalem Najib Soudani, il me parle longtemps de sa famille. Selon ses dires, son grand-père vient du Soudan et sa grand-mère du Mali. Son père était un grand Maalem et tous les gnawa ont appris dans leur demeure. « J’ai grandi dedans. Bébé je m’amusais déjà à jouer au tbel. Maintenant, je suis connu, hamdoulah. On m’appelle de toutes les villes du Maroc pour aller faire des lilat ou des soirées. J’ai joué partout. (…) Par ailleurs, tous les journalistes viennent vers moi. Si tu dis aux gens dans la médina que tu cherches les gnawa, les vrais, ils te conduiront inévitablement vers moi ». Il me raconte fièrement ses expériences avec les journalistes. Ils lui disent tous après avoir fait le tour des Maalems d’Essaouira : « C’est chez toi qu’il y a lhal. » De plus, avant, il jouait tous les dimanches dans la zaouia de Sidna Bilal. C’est donc pour toutes ces raisons qu’il détient « la vérité » : « la plupart ne savent pas ce que c’est, même s’ils jouent (aux instruments gnawa). Ils te diront des sottises. Moi je connais l’histoire des gnawa. »

De l’autre côté, se situe Maalem Omar Hayat. Il remet en cause ceux qui se disent « les vrais », « moi descendant de… ». Pour lui, un « vrai » artiste (gnawi ou pas) travaille pour cette reconnaissance. Il doit continuer à apprendre et à développer son style pour être reconnu plutôt que de capitaliser sur sa descendance ou son ancienneté. Pour sa part, il construit sa légitimité sur sa double appartenance : gnawi (initié par Maalem Abderrahmane Paco) et artiste (qui a fait ses preuves, par son style unique et ses adaptations d’anciens trouha). Il insiste :

contrairement aux jeunes, moi je donne de la valeur à mon art, je n’accepte pas de jouer n’importe où. J’ai joué partout dans le monde. Je reviens du Moga Festival au Portugal. Pour moi l’artiste doit offrir un spectacle. Le Maalem doit guérir. Ce sont deux prestations différentes. L’artiste ne doit pas s’assoir sur scène et le Maalem ne doit pas jouer debout pendant la lila. (…) En tant qu’artiste, j’ai toujours essayé de créer, d’apprendre plus. J’ai travaillé dans un cirque en Europe, j’ai beaucoup voyagé en Afrique, etc…

Dépendamment des contextes, ils mettent en avant la descendance, l’apprentissage par transmission, le talent, la créativité, l’expérience à l’étranger, l’ancienneté, la célébrité, la reconnaissance par les autorités… Ces critères sont utilisés pour reconnaître ou disqualifier l’autre ou pour se légitimer soi-même. Dans cette cacophonie de leadership et de l’authentique, ce sont des identités fluides qui se reconstruisent constamment « en fusionnant des collectifs en surnombre pour créer une identité authentique » (Lindholm 2015). Ce mouvement est à lire dans le cadre de « la paranoïa et du doute de soi » (Lindholm 2015) inévitables devant les logiques « homogénéisantes » du marché global et la nécessité de recréer sans cesse la « localité » (Appadurai 2005).

Toutefois, il est important que cette approche dialogique n’évince pas l’enjeu politique derrière ce processus de « conservation » par la commercialisation. En réalité, il s’agit dans la festivalisation d’imposer par le haut ce qui doit être célébré et comment. En choisissant minutieusement les formes de la « culture marocaine » à mettre en avant, les festivals légitiment certains aspects au détriment d’autres. Certaines pratiques sont à « conserver » absolument, d’autres sont à moderniser ou à reléguer hors des projecteurs. Les festivals, notamment par ce processus de sélection et de mise en avant, s’emparent l’imaginaire collectif et par là-même deviennent un instrument pour actualiser le pouvoir symbolique du Makhzen (Ziou Ziou 2016). Dans le cas du festival Gnawa, il s’agit d’une construction des Gnawa en tant que symbole emblématique de la culture marocaine voire qu’icône de l’identité nationale (Becker 2020).

Les enjeux politiques                                                                                 شكون المعلم ديالك ؟

Pendant le festival gnawa d’Essaouira en 2022, j’ai assisté à une conférence à l’institut français où une scène a révélé clairement cette division entre « vrais gnawa » et « gnawa de youtube ». La conférence est intitulée « Paroles de Gnawa : Patrimoine immatériel de l’UNESCO, enjeux et perspectives. » Les intervenants sont Maalem Abdeslam Alikane, président de l’association Yerma-Gnawa pour « la promotion et la diffusion du Patrimoine Gnawi », Abdeslam Amarir archéologue au ministère de la jeunesse, de la culture et de la communication, Maalem Mohamed Boumezzough et Maalema Hind Ennaira. La journaliste Jihane Bougrine présente aussi la productrice du festival Neila Tazi, assise parmi le public, remerciée par les intervenants à chaque prise de parole, et Zhour Amhaouch, directrice de la délégation communale à Essaouira du ministère de la jeunesse, de la culture et de la communication. A défaut de pouvoir rapporter tous les discours des intervenants, je résume en trois points principaux l’essentiel de ceux-ci.

D’abord, Abdeslam Amarir explique le processus d’inscription de la musique gnawa dans le patrimoine immatériel de l’UNESCO et ce que cela implique en termes de mesures de sauvegarde. Concrètement, il s’agit d’une amélioration du statut des Maalems qui seront dotés de cartes d’artistes, ainsi que de projets pour la transmission de tagnawit « en tant qu’art du spectacle mais surtout en tant qu’une histoire et un ensemble de valeurs », notamment à travers des écoles et des musées. Ensuite, Maalem Abdeslam Alikane souligne que : « sans le festival, cet art serait perdu. Cela a été un long combat (avec qui ?) pour donner la valeur au gnawi, qui avant le festival était méprisé et stigmatisé. » Il s’agirait d’une lutte pour la reconnaissance au-delà de la représentation négative de la figure du gnawi. Enfin, Neila Tazi et par la suite Zhor Amhaouch nous parlent de la nécessité de la recherche pour définir « l’être Maalem, » distinguer le gnawi du musicien, et délimiter le « gnawa pur. » Le défi principal semble être la conciliation entre ce qu’elles appellent « tradition et modernité, » « créativité et pureté, » et « préservation et transmission. »

L’audience prend ensuite la parole. S’en suit une scène marquante qui révèle le fossé entre la communauté des gnawa et les autres acteurs, malgré les années de collaboration. Un participant français demande : « Est-ce que vous continuez à faire des lila ? Sinon, comment devenir Maalem sans rite ? ». Le jeune Maalem Mohamed Boumezzough presque porté par un élan de révolte, répond en dénonçant la montée des « maalems de Youtube » qui ne sont pas impliqués dans les rituels. Pour lui ces nouveaux gnawi n’ont pas la légitimité de s’autoproclamer Maalem. Il insiste : « la musique gnawa est d’abord une musique thérapeutique de transe. Gnawa c’est d’abord et avant tout le rituel. Ils peuvent être musiciens mais pas Maalems ». Il est ralenti par le Maalem Alikane qui lui pose la main sur le genou et lui retire le micro de la main. Le jeune ne se laisse pas faire, il déclare: « Si j’ai dit quelque chose qui ne va pas, excuse-moi Maalem ». Maalem Alikane hoche la tête en disant : « non, non, tu as raison ».

Je retiens ici deux réflexions : 1- les discours officiels se situent dans la dialectique entre la démocratisation et la préservation 2- le contexte de concurrence croissante, où la patrimonialisation officielle, notamment par l’inscription au patrimoine immatériel de l’UNESCO, introduit de nouvelles hiérarchies en attribuant des ressources et un statut à certains tout en marginalisant d'autres.

« Faire rayonner les gnawa à l’international », « être reconnu comme tous les folklores des autres cultures », « donner une meilleure image et réputation au gnawi », « valoriser cette figure du gnawi longtemps marginalisée, stigmatisée » sont toutes des phrases utilisées par les organisateurs des festivals auxquels j’ai assisté mais aussi par la presse écrite et audiovisuelle qui rapportent ces événements. Pour ces agents, cette reconnaissance ne transforme pas la culture gnawa mais aide à la préserver. Ils soulignent souvent « le rôle du Festival Gnawa dans la préservation des morceaux » et plus généralement « le rôle de la société civile dans le développement culturel », Ainsi, la société civile œuvre à un développement culturel qui consiste à « faire de la culture locale un produit à vendre », qui attire les marocains et les étrangers, qui crée de l’emploi et génère du revenu « pour tout le monde. »[8]

Concrètement, mis à part le festival et ses retombées économiques, et de visibilité, les politiques culturelles prévues dans le cadre de la patrimonialisation n’ont pas encore eu de résultats pour la plupart des jeunes gnawa. En réalité, dans cet environnement de concurrence, malgré la professionnalisation de certains, d’autres se retrouvent dans l’obligation de combiner avec des occupations différentes et/ou de développer leurs propres réseaux. On peut donc voir dans ces politiques une volonté d’instrumentaliser les corps pour la construction d’images « données à voir » (Cousin 2002), ici des images d’un « sacré alternatif », de libéralisation et de liberté (Kapchan 2008).

Pour finir, je reviens sur les conflits et les dynamiques d’exclusion qui accompagnent cette lutte pour la reconnaissance.

Un jour Hamza s’est confié à moi : « On m’a toujours posé des questions du style : Pourquoi es-tu blanc ? qui est ton père ? qui est ton Maalem ?» Il paraît que pour certains on n’est légitimement gnawi que si l’on est noir, descendant d’une famille gnawi, ou apprenti d’un Maalem descendant d’une famille gnawi. Ici il insiste sur le fait que pour beaucoup, tagnawit doit être hérité par le sang ou transmise par un Maalem. Il cite le proverbe courant chez les gnawa : « Cheikh bla cheikhou jebHou khawi », « un cheikh sans son cheikh, vide est sa ruche. Cela signifie que tu ne peux jamais être reconnu sans être disciple d’un Maalem reconnu, tu n’auras pas de baraka. (…) Pour finir, il y a un racisme entre les gnawa. Plus que ça, c’est la guerre. »

Hussein a aussi subi ce qu’il appelle de la « discrimination ». Il me raconte un échange qu’il a eu avec un Maalem :
Un jour,  je jouais avec mes amis tranquillement dans un hôtel. Un Maalem était cuisinier là-bas. Je ne le savais pas. Il m’approche après que j’ai fini et au lieu de me féliciter, il me demande violemment : « d’où viens-tu ? » Je dis : « je suis d’ici » Il insiste : « tu es le fils de qui ? ». Je dis fièrement je suis le fils du Raiss (son père était un pêcheur). Il m’a mal regardé et m’a demandé : « qui est ton Maalem ? » Je réponds en me moquant : « C’est le Maalem Baqbou, mais je ne l’ai jamais rencontré. J’ai appris à travers ses casettes. » Il était énervé (…) Pour éviter ce genre de confrontations, je m’expose peu, je ne joue qu’avec mes amis et je leur demande de porter le guembri dans la rue pour qu’on ne m’agresse pas.» Hussein s’oppose à ce cloisonnement et remet en question ces « règles strictes » : « Je préfère jouer en short avec mes amis de surf ». Il souligne toutefois qu’entre-temps, les politiques ont œuvré à une démocratisation. « Le festival leur a enlevé ce monopole. Même les filles y sont présentes maintenant. »

Pour d’autres gnawa, le festival a, au contraire, renforcé ces inégalités. « Peut-être qu’aujourd’hui tout le monde peut apprendre, mais pas tout le monde peut se dire gnawi et surtout pas tout le monde est invité à jouer aux festivals. » souligne Hamza. Il résume ainsi : « il y a des gnawa qui ne seront jamais (re)connus à cause de cette division institutionnelle, qui se reflète à l’échelle individuelle par lHssed la jalousie ». Becker (2020, 158) l’a formulé ainsi : « la marchandisation et l'auto-marketing ne sont pas contestés, mais ce qui est en jeu, c'est de savoir qui les contrôle et en tire profit ».

Conclusion :

Mon enquête a révélé que l’identité gnawa réside dans cette capacité à se mouvoir habilement entre les mondes, entre les imaginaires, en empruntant çà et là des normes et en se réadaptant constamment aux contextes à travers une créativité artistique, rituelle et rhétorique. En effet, les gnawa que j’ai rencontré construisent leur propre récit, adapté à leurs stratégies de légitimation dans un contexte de concurrence. Ainsi, le mouvement occupe une place centrale dans leur mode de vie, mettant en lumière les limites de la pensée catégorielle et de la linéarité, souvent prédominantes dans la recherche académique. Au-delà des dichotomies (global/local, modernité/tradition, arabe/amazigh, arabe/africain, islam savant/islam populaire, festival/moussem), qui reflètent en fin de compte les divisions Nord/Sud, cette analyse a exploré la perméabilité des imaginaires et la fluidité des (auto)définitions. Je soutiens donc que « décoloniser la décolonialité » revient à apprendre à "rester avec le trouble" (Haraway 2016; Butler 2019).

Depuis mon immersion en 2022, je suis retournée à Essaouira à plusieurs reprises. À chaque visite, je constate que les préoccupations de mes interlocuteurs restent largement inchangées : il s’agit avant tout de se réinventer pour subvenir à leurs besoins financiers. Cela entraîne, comme toujours, des désaccords et des rivalités au sein de la communauté. On m'informe donc des nouvelles évolutions : qui joue aujourd'hui dans la zaouia, qui a créé une nouvelle taïfa (troupe), qui a collaboré avec qui dans tel festival ou telle lila, qui a organisé une tournée à l’étranger etc. Les conversations tournent presque exclusivement autour des opportunités et des revenus, tandis que les questions de race, de genre ou de religion passent au second plan, intégrées dans une logique capitaliste plus large.

Aujourd’hui, tagnawit est devenue une ressource exploitée par des acteurs publics et privés, que ce soit à des fins capitalistes directes ou sous le couvert d’enjeux diplomatiques et symboliques. S’intéresser à la religion, à l’efficacité thérapeutique, à la transe, à la race, reste une entreprise intellectuelle intéressante mais qui risque de passer à côté des enjeux réels des concernés aujourd’hui et reproduire le schéma extractiviste de la recherche. Heureusement que les gnawas comprennent bien ce que c’est de s’adapter pour des fonds !

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[1] Cet article est basé sur mon mémoire de master en anthropologie à l’UCLouvain intitulé : « Grooving with the Global Flow : une ethnographie des pratiques contemporaines des Gnawa au Maroc » (Faidi 2023). Il s’inscrit dans une anthropologie qui prend au sérieux les « invisibles » et les phénomènes qui leur sont associés, sans les disqualifier en mobilisant des discours dominants (religieux, scientifiques etc) et des catégories occidentales (croyances, superstitions etc). Cette posture s’attache au vécu, aux expériences sensibles et aux affects (Favret-Saada 1977; Laplantine 2005; Vuillemenot 2018). Je me suis également penchée sur les réappropriations locales des catégories dites occidentales et leurs utilisations dans les discours.

[2] Faute d’espace, je traduis ici lHal en état de possession par les génies. Je développe ailleurs une critique de cette catégorie (possession) et une définition située de lHal en suivant les occurrences de ce terme et ces différents usages.

[3] Mqedma peut être traduite comme une officiante du rituel, dans certaines occurrences ce mot est traduit comme « guérisseuse » ou « prêtresse ».  Maalem renvoie littéralement au « maître ».

[4] Le guembri (aussi appelé hajhouj ou sintir) est l’instrument principal des gnawa. Instrument en bois et en cuir de chameau avec des cordes d’intestins de chèvre ou des cordes en plastique.

[5] La collaboration dans ce cadre que j’ai le plus observé sur mon terrain est celle entre le guembri et la kora, notamment avec le Kalimba Project qui réunit Khalil Mounji et Bemba Diabate sous la bannière « African Unity », ou encore le groupe de Julian Belbachir et Abdel Ben Addi. Certains de mes interlocuteurs ont également participé à des festivals au Sénégal, en Ethiopie et dans d’autres pays africains. A noter que ces collaborations sont considérées par mes interlocuteurs comme des opportunités de travail au même rang que celles en Europe ou ailleurs. Dans certains cas, les opportunités en Europe sont considérées plus intéressantes au vu des aspirations migratoires des jeunes swiri.

[6] La lila (lilat au pluriel) est le terme utilisé pour désigner la veillée rituelle organisée par les gnawa à des fins de guérison.

[7] La « folklorisation » renvoie au processus de transformation d’une pratique culturelle locale (souvent qualifiée de traditionnelle, spirituelle, communautaire ou rituelle) en un objet de représentation ou de spectacle destiné à un public extérieur, généralement dans un but de valorisation touristique, commercial ou patrimonial. Cette transformation implique souvent une simplification, une mise en scène ou une standardisation, afin de rendre la pratique accessible ou attrayante aux spectateurs ou consommateurs (Danteur 2012).

[8]Ces citations sont tirées d’une autre conférence à laquelle j’ai assisté qui rassemblé les mêmes acteurs. Je précise ici que cette « société civile » qui lutte pour la conservation et la valorisation du patrimoine se compose de personnes issues de « la haute classe moyenne urbaine » (Ziou Ziou 2016). Les discours portés par ces acteurs sont souvent centrés sur la promotion de la paix, la tolérance, la diversité et une conciliation entre préservation des traditions et promotion de la modernisation. Ces thèmes sont repris dans les « discours de justification du festival » (Ziou Ziou 2016) en y rajoutant un lexique lié au patrimoine, au développement de la ville et à la promotion du tourisme.