« L’autre mouvement, non moins actif, celui de l’écart, de la

discontinuité, du désordre et de la dissymétrie »

(Khatibi, 1983a, p.10).


 
Préambule : Décolonisation, postcolonial, décolonial
Je dois dire en premier lieu que je distingue les pays postcoloniaux proprement dit, c’est-à-dire les anciennes colonies devenues indépendantes, et les pays post-impériaux, autrement dit les anciennes métropoles impériales que sont par exemple le Royaume Uni ou la France. Je différencie également les pays des Amériques, dont la structure sociale et politique ressemble à celle des anciennes métropoles puisque les indépendances qui s’étalent, depuis la fin du 18e siècle, tout au long du 19e siècle, bénéficient aux Européens des pays d’Afrique, dans lesquels les indépendances, à la fin du 20e siècle, ont, à l’exception notable de l’Afrique du Sud, bénéficié aux autochtones. De sorte que l’école postcoloniale, à partir du cas de l’Inde, s’intéresse à la décolonisation à partir d’un pays dirigé par les premiers habitants quand l’école décoloniale, à partir de l’Amérique latine, conçoit la décolonisation dans un cadre totalement différent, puisqu’il est encore, intellectuellement parlant, eurocentré. Les perspectives sont ainsi à rapporter à leur contexte d’apparition. Pour ma part, je me situe dans un contexte africain, en particulier nord-africain, et, par conséquent, à partir d’indépendances gagnées par et pour les anciens colonisés. Le cas de l’Algérie est à cet égard remarquable : il s’agit de la seule colonie de de peuplement dont tous les Européens soient partis. Ce faisant, je cherche plus à concevoir, dans ce cadre postcolonial africain, la consistance de la décolonisation qu’à m’inscrire dans le « postcolonial » ou le « décolonial » puisque je viens de souligner qu’il ne faut pas confondre les espaces. Enfin, je considère que les anciens colonisés et leurs descendants vivent dans des entre-mondes plus que dans des mondes, car ils sont doublement marqués par l’empreinte coloniale européenne, qui se prolonge aujourd’hui par d’autres voies que celle de la domination coloniale ; et par l’héritage local qui passe notamment par les legs linguistiques. La traduction simultanée est sans doute le révélateur le plus frappant de l’existence de ces entre-mondes. Ainsi, pour n’en donner qu’un exemple, passer de l’arabe darija à l’arabe standard ou au français, c’est déjà se situer dans un entre-deux et construire un entre-mondes. Ce passage d’une langue l’autre est un mouvement, une mobilité.
 
Les mouvements révolutionnaires : sortie de l’imposition coloniale de l’immobilité
Bien entendu, le mouvement s’oppose frontalement à l’immobilité. Et pourtant, c’est précisément cette immobilité qui est colonialement imposée au colonisé. Du moins dans la majorité des cas. L’immobilité a ainsi pu être un supplice. L’immobilité, jointe au silence (« qui ne dit mot consent »), est, de façon générale, la condition coloniale par excellence. On peut déplacer le colonisé, mais lui-même n’a pas le droit, de son propre chef, de se mouvoir. C’est, de façon extrême, à la base de la constitution de réserves. L’appropriation foncière appelle toujours une politique de cantonnement (Algérie 1840) et, éventuellement, la création de réserves indigènes (Nouvelle-Calédonie 1868 ; Merle, 2000). Les kanak ont ainsi été forcés de solliciter une autorisation pour en sortir et se déplacer. Les indigènes doivent « rester tranquilles ». Toute liberté, comme lorsque l’on parle de « liberté de mouvement », leur est déniée.

Dire que le monde colonisé est un monde coupé en deux, compartimenté ; affirmer que la frontière en est indiquée par les casernes et les postes de police relèvent de l’évidence. Le colonisé doit « rester à sa place ». « Ne pas bouger le petit doigt » sera alors une résistance passive normale pour ne pas collaborer ou coopérer avec le colon, ou le maître de la plantation esclavagiste. De quoi le colonisé rêve-t-il ? Il rêve de mouvement. Faute d’un mouvement objectif et diurne, le mouvement est subjectif et nocturne. Il exprime un désir de liberté, autrement dit le désir d’être véritablement vivant. Physiquement, comme en vue d’une réanimation, le colonisé entrera dans le cercle de la danse – qui ne se conçoit pas sans musique - et de ses rythmes, espace réservé dans lequel les « autres » ne peuvent entrer. Car le mouvement, y compris artistique, est non seulement un déplacement dans l’espace mais un changement d’état. Faute de pouvoir se déplacer physiquement dans l’espace colonial, le colonisé se déplacera intellectuellement et mentalement. Il franchira la frontière. De façon générale, placé par la force hors de chez lui, le colonisé est ipso facto hors de lui, inévitablement décentré sur de nombreux plans. Il apprend une langue étrangère. Plus qu’un choix, c’est une issue. La libération prendra alors la forme du renversement plus que du déplacement. Elle sera nommée, comme en Haïti, comme en Algérie, révolution. Politiquement, on parlera de mouvement révolutionnaire pour désigner l’insurrection destinée à produire un changement de situation économique, politique, sociale et culturelle. L’indépendance, dans cette perspective, apparaît comme un signe majeur de ce changement. Elle constitue l’objectif premier de la mobilisation politique. En effet, on ne peut s’extraire du système colonial que collectivement. S’en sortir individuellement est impossible car le cadre de ce système n’est pas l’inégalité sociale mais l’infériorité naturelle des colonisés. La racialisation est, en effet, le vecteur idéologique de toutes les colonisations modernes hors d’Europe.

L’indépendance, qui est une rupture avec un certain ordre du monde, ne peut jamais consister en une évolution. Elle n’est pas un type d’affranchissement et ne peut s’obtenir individuellement. Le désir de liberté, en outre, ne se confond pas non plus avec le désir d’égalité. L’indépendance n’est pas une ascension sociale. « La liberté ou la mort » signifie tout au contraire qu’il ne s’agit pas de vivre mieux mais d’exister véritablement, ou, comme l’aurait dit Hegel, effectivement. Pour lui, de nombreuses populations ne sont en effet que des rognures d’ongles (sic) de l’histoire universelle. Aujourd’hui comme hier, cependant, les colonisateurs défendent le progrès qu’ils introduisent dans la colonie, comme si l’extraction minière, par exemple, déclenchait le mouvement dans un monde inerte totalement figé dans la « tradition ». Celle-ci, au lieu d’être corrélée à la transmission, et à l’histoire des traces, est associée à l’immobilisme et à la répétition du même.

Dans l’idéologie coloniale, le colonisé représente la stagnation et l’inertie : il répète. Ce lieu commun, impensé colonial politique et médiatique, méconnaît les changements historiques. « L’indigène » est enfermé par nature (race) dans sa tradition quand l’Européen est libre de son histoire. Centrale chez les ethnologues, la notion de tradition condense le préjugé selon lequel certains peuples, par nature (leur culture faisant office de seconde nature), ne pourraient changer quand d’autres pourraient, par culture (moderne occidentale), échapper comme ils l’entendent à toute tradition, autrement dit, in fine, au destin. Ils pourraient se transformer et progresser. Mais d’où le colonisé puise-t-il la force d’exister envers et contre tout ? Il la trouve d’abord dans sa propre culture et, tout particulièrement, dans l’usage de sa langue première. Il la trouve ensuite dans la compréhension politique du monde qu’il n’habite pas, sinon en surnuméraire. Il la saisit enfin dans la culture qui lui est imposée, dont il peut faire usage à revers. Le colonisé va retourner la culture du colonisateur contre celui-ci. La rivalité ne doit pas dissimuler la superposition (ces concepts sont de Said) qui caractérise la condition des colonisés. Cette superposition culturelle suppose que la culture soit entendue, dans son autonomie relative aux autres champs sociaux, comme un champ d’efforts. Elle est l’espace même de la mobilité. Côté extra-occidental, cette mobilité a longtemps manqué d’évidence. Les colonisés sont censés être immobiles, ne pas migrer et ne pas se déplacer. De l’autre côté, le déplacement est au contraire prisé.
 
Des Européens en déplacement : figure moderne de la scientificité académique
Parmi les universitaires et les chercheurs occidentaux, il existe des espèces d’autodidactes qui, forts de leurs titres académiques et de leurs privilèges coloniaux, sortent à la fois de leur discipline et de leur pays. Voici deux exemples de penseurs venus de la philosophie et s’orientant, pour l’un, vers l’anthropologie ; pour l’autre, vers la sociologie, au-dehors des frontières de leur pays. Tous deux envoyés et soutenus par les institutions de leur pays.

Claude Lévi-Strauss (1908-2009) suit des études de droit et de philosophie à la Sorbonne, à Paris. En 1931, il réussit l’agrégation de philosophie puis enseigne. Cela ne saurait durer. Il part pour le Brésil en 1935, quittant la philosophie comme il quitte la France. Il doit ce départ au directeur de l’ENS, voie royale, qui lui propose de devenir professeur de sociologie à l’université de Sao Paulo. On le voit : qui peut « le plus » peut « le moins ». Autrement dit, le privilège de la philosophie, c’est de pouvoir parler de philosophie, « donc » de sociologie ou d’ethnologie, ou de droit etc. Mais c’est sa femme, Dina Dreyfus (1911-1999), elle-même agrégée de philosophie, qui le conduit, au Brésil, à l’ethnologie. Elle a suivi les cours de l’Institut d’ethnologie de Paris. Au Brésil Dina Dreyfus enseigne l’ethnologie et, avec Mario de Andrade, fonde la première société d’ethnologie du Brésil. Dina et Claude travaillent ainsi ensemble jusqu’en 1939, année où ils se séparent. Elle ne publiera plus. Il l’effacera de son travail. Il est ici remarquable que la migration soit double : migration de pays à pays, de discipline à discipline. Le point de vue de Lévi-Strauss, pour lequel le genre est d’abord masculin, apparaît toutefois marqué par le clivage centre/périphérie.

C’est en partant pour l’Algérie coloniale en guerre que Pierre Bourdieu (1930-2002) débute la migration qui le mènera de la philosophie à l’ethnologie puis de l’ethnologie à la sociologie. Il passera aussi, en transfuge de classe, ou, selon ses catégories, en « miraculé », de la campagne française au Collège de France. Bourdieu estime, dans son Esquisse pour une auto-analyse (2004) que son abandon de la philosophie, en 1957, représente, dans le champ académique, un déclassement. Il dit s’être éloigné des « grandeurs trompeuses de la philosophie ». Il choisit donc un terrain mineur – quoique l’un des plus explorés de l’anthropologie – la Kabylie, et une discipline inférieure pour changer d’orientation et conformer sa pratique à sa théorie même, ayant déjà opté (comme Foucault) pour Canguilhem contre Sartre. Mais il transforme ses objets en concepts, faisant des comportements un habitus, concept dont l’origine se trouve chez Saint Thomas d’Aquin. L’habitus désigne la socialisation incorporée, à la fois structurée et structurante, propre à chaque individu d’une société quelconque. Voici quelqu’un – il n’est pas le seul – qui exporte les catégories traditionnelles de la philosophie dans un autre champ. Français, travaillant au gouvernement général d’Algérie, Bourdieu est allé aussi loin qu’il le pouvait. Moins qu’un Fanon.

Il faut ici, toutefois, différencier exportation et importation. Les Européens ont exporté leurs propres catégories, façons de voir et manières de faire hors de l’Europe à leurs fins propres. Ils l’ont fait en maintenant un rapport empreint de colonialité à l’intérieur d’espaces autres que les leurs en maintenant l’extériorité coloniale héritée. Les extra-Européens ont importé en les intégrant culture et langue étrangère – ce qu’on nomme acculturation – et les ont mises en œuvre à des fins spécifiques : non pour mieux connaître les Européens mais pour mieux se penser eux-mêmes. Nombre d’entre eux ont vécu en exil. Mais même s’ils n’ont pas quitté leur pays de naissance, ils ont connu le « déracinement » du fait même du passé colonial de leur pays. L’asymétrie entre ancienne métropole et ancienne colonie perdure, mais l’ancien colonisé a, si l’on peut dire, une longueur d’avance. Il connaît l’autre bien mieux que l’autre ne le connaît et il va pouvoir se servir de cette science pour ses fins propres (émancipation) Il se confronte encore, après l’indépendance, avec l’ancien colonisateur quand l’égalité de droit ne l’a pas encore emporté sur l’ancienne infériorité supposée. Ce n’est pas si facile, car les Européens acceptent-ils d’être scrutés, dans leurs comportements, par des extra-Européens ? En outre, qui décide des « bons » sujets de recherche, à l’intérieur de l’ancienne métropole comme, il faut le dire, à l’intérieur de l’ancienne colonie ?
 
L’ingénieuse agentivité des intellectuels des Suds, envers et contre tout
Lorsque Bourdieu est en Algérie, il rencontre, à l’université, Abdelmalek Sayad (1933-1998). Son père, auxiliaire communal indigène, qui dénonce l’injustice du pouvoir colonial et la corruption de l’administration coloniale, subit de nombreuses tentatives d’assassinat. Dans un contexte de misère et d’insécurité, le futur sociologue devient instituteur tout en suivant des études à la faculté de psychologie d’Alger. En 1964, Sayad et Bourdieu publient, à quatre mains, Le Déracinement. Ils y reviennent sur les effets psychologiques et sociaux des camps de regroupement de la moitié de la population rurale, organisés par l’armée française, dans l’Algérie en guerre. La rencontre avec Bourdieu n’est pas sans incidence sur la trajectoire de Sayad puisqu’il quitte l’Algérie et poursuit ainsi sa collaboration avec le sociologue. Il l’accompagne dans le Béarn. Les deux chercheurs reconfigurent ensemble leurs analyses.  S’intéressant au bilinguisme arabe-français et berbère-français, Sayad ne put poursuivre dans cette voie. Il ne lui est pas permis de travailler sur le sujet de son choix. Il se consacrera à l’immigration.

Sa migration est marquée par la difficulté. Il n’est pas envoyé à l’étranger par une institution, il n’est soutenu par aucun réseau ni aucune institution. Sa position est totalement l’inverse de celle de Bourdieu. Sayad n’a de véritable place nulle part. Il réfléchit à des questions qui seront largement et durablement sous-estimées. Il intègre la dimension subjective de l’immigration et se situe très loin de « l’expertise ».  Son travail révèle ce qu’il nomme « double absence » et souligne l’étau dans lequel les immigrés sont placés : entre illusion et souffrance. Malgré son évidente contribution à une décolonisation des savoirs, par le renversement qu’il opère, il restera durablement méconnu. Sayad a occupé la fonction de « l’auxiliaire indigène » dont on ne peut se passer pour élaborer une connaissance de populations étrangères aux langages inconnus. Pour Sayad, « Il y a des gens qui ont une vérité et n’ont pas les moyens de la produire ; d’autres qui auraient les moyens de la produire mais qui ne l’ont pas, cette vérité » (c.p. Pérez, 2009).

La migration de Sayad ne prend pas l’allure du voyage et du séjour (Lévi-Strauss ou Bourdieu) mais de l’exil. Pour moi, la colonie est déjà, pour le colonisé, une migration : le colonisé vit dans un pays qui n’est plus le sien, sous une loi étrangère - du reste loi d’exception -, et dans une langue étrangère. Le colonisé, exilé dans son propre pays, ne cesse d’y passer la frontière. Sans place dans l’univers colonial, déplacé par force, il est sans arrêt en mouvement. Cet exil colonial est un héritage transmis après les indépendances. Les migrations postcoloniales en héritent directement. Les migrants vont dans les anciennes métropoles, qui leur sont familières. Eux-mêmes, pour autant, ne sont pas familiers pour les natifs des anciennes métropoles, mais totalement étrangers. Le rapport entre populations avant et après les indépendances demeure dissymétrique. Il n’y a ni identification des métropolitains et des coloniaux aux colonisés, ni aux migrants postcoloniaux.

Jeanne Favret-Saada (1934-) est (trans)frontalière à de multiples titres : comme femme, comme juive, comme Nord-Africaine. Originaire de Sfax, en Tunisie, elle obtient l’agrégation de philosophie en 1958. En 1959, elle part pour Alger remplacer Bourdieu qui quitte la ville pour fuir la guerre. Elle enseigne l’anthropologie et l’ethnologie de l’Algérie à l’université. Cet enseignement la forme dit-elle à la recherche, puisqu’elle veut faire du terrain. Pour elle, l’autre n’est jamais un « indigène ». Après l’indépendance, en 1962, elle enquête en Algérie et y retourne en 1964. Finalement, s’intéressant à des pratiques étrangement familières (unheimich), elle se consacrera à la sorcellerie dans le bocage. Ici, le passage prend l’allure d’une transgression. Les mots, la mort, les sorts (1977) ressemble à une transhumance des savoirs aux croyances, des objets aux sujets, au point que Favret-Saada s’implique elle-même dans la sorcellerie pour pouvoir en parler.

La parole, en effet, est, de son point de vue, placée généralement entre méfiance et agressivité, dissociée du savoir, associée au pouvoir. L’ethnologue, en position d’ensorcelée, sera suivie par une désenvoûteuse. L’attitude déplaît à l’intérieur de l’anthropologie. Les ruraux français ne sauraient en outre ressembler aux ruraux maghrébins. Qu’aurait donc en commun une ethnologue confirmée et des paysans de la Mayenne ? Et s’il n’y avait pas de différence fondamentale entre les uns et les autres ? Car faut-il continuer à créer des anormaux : sauvages autrefois, puis primitifs et autres arriérés ?[1] Favret-Saada ne veut pas appliquer à l’ancienne métropole ce qui était pratiqué par les anthropologues dans l’ancienne colonie : le surplomb. Tout au contraire, Sayad et Favret-Saada sont en quête d’horizontalité de méthode et de démarche.[2] Décolonisation des pratiques.
 
Retrouver la saveur de soi : une ambition partagée et une voie de la décolonisation
Dans les anciennes colonies, il est impossible de concevoir une décolonisation post-indépendance sans inclure la subjectivité. Car la décolonisation commence par l’expression de et à la première personne, le « je », que le colonisateur s’est efforcé de faire taire. La littérature est ainsi le premier espace d’émergence et de formulation de cette subjectivité niée et aplatie sous le poids colonial. Les « humanités » viendront grâce aux tracées ouvertes par les écrivains. En Afrique du Nord, où l’on croit à tort qu’on a mieux résisté à l’entreprise coloniale grâce à la langue arabe et à l’islam, les recherches ne sauraient être conduites sans décentrements, déplacements ni sans ailleurs.

Albert Memmi (1920-2020) suit lui un cursus français, à Tunis, à Alger puis à Paris. Étudiant la philosophie, il échoue à l’agrégation, inquiet de savoir s’il a le droit de la passer. Mettant ensuite une expérience en forme, son Portrait du colonisé souligne le privilège « au cœur de la relation coloniale » de « peuple à peuple » car « le colonisateur dénie au colonisé le droit le plus précieux reconnu à la majorité des hommes : la liberté » (Memmi, 1973, p.115).[3] Memmi est à la fois sujet et témoin de la transformation considérable qui affecte qui, contre la dénaturation coloniale (le concept est de Memmi), est passé par l’école française. Cela les a irrémédiablement éloignés de leurs compatriotes en les rapprochant des Européens. Après les indépendances, ils se trouvent dans un entre-deux, un entre mondes dans lequel on ne peut (se) tenir qu’en mouvement. Un va-et-vient constant, conscient et inconscient, anime proprement l’activité intellectuelle, et la décolonisation de la philosophie. L’activité intellectuelle relève plus de la sortie que de l’entrée.

Youssef Seddik (1943-) transite de la philosophie, à l’intérieur de laquelle il travaille sur l’hellénisme, aux études arabo-islamiques, comme s’il travaillait à l’archéologie de l’Afrique du Nord. Sécularisant la lecture du Coran, il soutient que « nous avons toujours lu et lirons toujours le Coran comme nous lisons Platon ou Shakespeare, Kant ou Hugo, Heidegger ou Michaux » (Seddik, 2006). Seddik, implicitement, et singulièrement, situe ainsi le texte coranique entre philosophie et littérature, entre Kant ou Hugo, Heidegger ou Michaux, déplaçant le curseur et montrant que la religion est d’abord, discursivement, du moins dans les monothéismes, et donc dans l’islam, entre logos et muthos. Ce travail minutieux de déconstruction textuelle de la tradition prophétique – tradition constituée de collectes et compilations-, cette espèce d’auto-analyse globale, non autobiographique, le fait bien sûr s’ouvrir au judaïsme, duquel l’islam est plus proche que du christianisme, et au dialogue islam-judaïsme.[4]

L’éloignement, comme lorsque l’on dit qu’on est loin de tout, est la caractéristique de ces travaux, d’abord sous-estimés. Abdelkébir Khatibi (1938-2009) quitte la sociologie pour la poésie et le roman. La langue est le personnage principal de son Amour bilingue (1983b).[5] L’auteur y confie « cette grande joie de passer d’une langue à l’autre, qui alimentait (son) épreuve de la pensée » (Khatibi, 1983b, p. 71). « Comme si, marchant à travers deux pays en effaçant leurs frontières invisibles » (Khatibi, 1983b, p. 23), Khatibi cherchait à « tresser la pensée pour toute bi-langue » (Khatibi, 1983b, p. 43). Mutation impossible car comment faire muter une langue dans une autre langue ? Il s’agit ici d’existence, non de traduction. Les passages de frontières comportent donc des seuils qui facilitent ou entravent l’avancée. L’ailleurs est au cœur de l’exil. Déjà, en 1974, dans « Décolonisation de la sociologie », Khatibi invitait à s’éloigner du logocentrisme et de l’ethnocentrisme pour « décentrer en nous le savoir occidental », explicitement et effectivement, et maintenir ainsi un regard éloigné sur la culture européenne.[6]

Transfrontaliers, ces penseurs du sud, par leurs considérations intempestives, par leur dissonance, franchissent donc, par nécessité - comme certains de leurs homologues du nord l’ont fait par choix - les frontières disciplinaires. Il y a aussi comme un devenir empirique de la philosophie, constitutif d’une décolonisation de sa pratique. Le modèle français hiérarchisé d’études et de recherches, traditionnellement organisé en fonction des disciplines plus que des objets d’étude, est en effet modelé par l’histoire naturelle. Toutes les disciplines ne s’y valent pas. Il y a les disciplines de « l’intelligence » – et de l’intelligentsia – comme la philosophie, discipline l’une des plus prestigieuses. Du côté des sciences humaines et sociales, on distingue et on sépare ainsi la philosophie, discipline la plus ancienne, de la sociologie, qu’elle a si l’on peut dire engendrée, ou des sciences politiques, objet mal identifié qui a historiquement et institutionnellement hérité du droit public. Première des « sciences politiques », l’hégémonie de l’histoire, largement publicisée, y est frappante. Son rapport aux jeux de pouvoir passés la rend perméable aux positions de pouvoir présentes.
 
Sortir des frontières entre les savoirs pour mieux les décoloniser
Il est impossible de décoloniser les savoirs sans passer par la transdisciplinarité. Des pionnières et des pionniers ont, en Afrique du Nord, développé la communication et la circulation à l’intérieur et à l’extérieur du bocage hérité des Français. Ils ont transformé en le décolonisant leur paysage et leur horizon. Les héritiers de ces pionniers sont aujourd’hui partout. Aux Etats-Unis, où les cadres « disciplinaires » sont moins rigides, Fanon est devenu une référence décoloniale majeure, notamment chez Ramon Grosfoguel ou Nelson Maldonado Torres. En montrant que la criminalisation de l’immigration faisait partie des cadres de pensée de l’Etat, Sayad a ouvert la voie aux analyses décoloniales françaises contemporaines sur le « racisme d’Etat ». En faisant – aussi – de l’Afrique du Nord un « horizon de pensée », selon la formule de Khatibi, et surtout un horizon pluriel, une nuée de penseurs, parmi lesquels je n’ai retenu que quelques noms, a frayé des voies pour les générations suivantes, en travaillant pour l’incertain. Elles et ils ont développé une pratique hors-piste de la pensée, une liberté sans titre de séjour ou document d’identité. Surtout, ils ont effectué une traversée du miroir en découvrant l’envers de l’endroit (post)colonial. Le monde de la liberté, concrètement parlant, est à la fois très ordinaire et complètement différent du monde de l’oppression. C’est sans doute ce qui, quoique partiellement, rend compte du devenir empirique de la philosophie et littéraire de la pensée. La transdisciplinarité correspond ainsi à une mobilité particulière de la curiosité, autrement dit du désir de savoir et de la saveur de soi retrouvée.

Alice passe à travers le miroir du salon raconte Lewis Carroll. « Un instant plus tard, Alice avait traversé le verre et avait sauté légèrement dans la pièce du Miroir. Avant de faire quoi que ce fût d’autre, elle regarda s’il y avait du feu dans la cheminée, et elle fut ravie de voir qu’il y avait un vrai feu qui flambait aussi fort que celui qu’elle avait laissé derrière elle. « De sorte que j’aurai aussi chaud ici que dans notre salon, pensa Alice ; plus chaud même, parce qu’il n’y aura personne ici pour me gronder si je m’approche du feu. (…) » Ensuite, s’étant mise à regarder autour d’elle, elle remarqua que tout ce qu’on pouvait voir de la pièce quand on se trouvait dans le salon était très ordinaire et dépourvu d’intérêt, mais que tout le reste était complètement différent. » Encore faut-il sortir du salon. Il y a une école de pensée postcoloniale, dont l’Inde fournit le paradigme, qui promeut des concepts nouveaux : histoire par le bas, provincialisation, subalternité etc. Il y a une école décoloniale, dont l’Amérique latine (plutôt que l’Amérique du Sud) est le champ, qui invente, entre autres, l’idée de colonialité.

Faut-il qualifier a posteriori des œuvres et des travaux qui ne s’inscrivaient pas dans ces courants de pensée dans les termes de ces courants ? Fanon, par exemple, n’est ni postcolonial ni décolonial. Vivant, il est anticolonialiste (mais aussi critique du nationalisme). En Afrique du Nord, la question de la langue a immédiatement été posée par des penseurs structurellement bilingues (Khatibi) voire trilingues (Sayad), migrant eux-mêmes d’une langue à l’autre voire d’un pays à l’autre. La langue plurielle y est ainsi devenue, hors des chemins de la linguistique, une idée postcoloniale différente de celle de pluralité des langues. Elle constitue, comme politique interne, une structuration fondamentale de la subjectivité.[7]  La migration n’est pas seulement devenue un sujet mais une matrice conceptuelle. S’agit-il alors d’importer en Afrique du Nord des catégories destinées à d’autres espaces, ce qui est évidemment faisable, ou d’ouvrir, à tout le moins de favoriser des circulations entre les espaces ? La migration des idées dévoile les va-et-vient entre les continents. Ces mouvements sont toutefois empêchés ou diminués par les monopoles oligarchiques qui stimulent, par la puissance de l’université comme de l’édition, les courants du nord vers le sud plutôt que les courants du sud vers le sud. Qu’y a-t-il, géographiquement, au sud de ce que l’on nomme Afrique du Nord (qui ne se confond pas avec le nord de l’Afrique) ? Tout un continent.

Aujourd’hui, les États-Unis représentent un panthéon académique et un espace de validation des travaux universitaires. Les adjectifs (postcolonial, décolonial) sont devenues des étiquettes marketing d’un marché universitaire à l’ère du néo-libéralisme intellectuel et médiatique. Les mots (postcolonial, décolonial) comptent ainsi moins que les actes, y compris, bien entendu, les actes théoriques. La création de la revue Souffles (1966-1972), dirigée par Abdellatif Laâbi, en fut un. Loin de toute phraséologie, elle entendait mettre fin, poétiquement et politiquement, à l’ancien régime et à « l’immense lettre ouverte à l’Occident ». « Issue vitale », la revue ne reconnaissait aucune frontière. Elle contenait de la littérature sauvage. De la pensée indisciplinée. De la réflexion indépendante. Albert Memmi en parlera comme d’une « mèche allumée sous le sommeil ». Cette mèche ne s’est pas éteinte, même si le sommeil s’est prolongé. La décolonisation des savoirs est non pas un état mais un mouvement, actif, de l’écart, de la discontinuité, du désordre, de la dissymétrie. Un travail qui implique que chaque auteur se voie comme un acteur de la décolonisation, non comme un spectateur d’une décolonisation qui aurait lieu, mystérieusement, ou miraculeusement, indépendamment de ses propres gestes, de ses propres actions, de ses propres manières de faire. Une transdisciplinarité. Un éclatement des catégories. Une porosité à la littérature et aux arts, et plus si affinités. L’invention d’un autre langage. Un passage de frontière.
 
Seloua Luste Boulbina, philosophe et politiste est actuellement chercheuse associée (HDR) au LCSP, Université de Paris. Elle a notamment enseigné la théorie politique à l’Institut d’Études Politiques de Paris (1989-2005). Elle a été directrice de programme au Collège International de Philosophie à Paris (2010-2016). Elle a publié, entre autres, L’Afrique et ses fantômes, écrire l’après en 2015 ; Les Miroirs vagabonds ou la décolonisation des savoirs (arts, littérature, philosophie) en 2018 ; Alger-Tokyo, Des émissaires de l’anticolonialisme en Asie en 2022 ; Sortir de terre, une philosophie du végétal, en 2024. En anglais, Kafka’s Monkey and other Phantoms of Africa, Indiana University Press, 2019.
 
Bibliographie:
 
Lapouge, G. (1977). ‘Les mots, la mort, les sorts,’ de Jeanne Favret-Saada : les paysans du Bocage et leurs magiciens, Un psychanalyste parmi les jeteurs de sort. Le Monde, 30 décembre.
 
Khatibi, A. (1983a). Maghreb pluriel. Denoël.
 
-------------. (1983b) Amour bilingue. Fata Morgana.
 
Memmi, A. (1973). Portrait du colonisateur, Portrait du colonisé. Payot
 
Merle, I. (2000). De l’idée de cantonnement à la constitution de reserves. Dans Alban Bensa et Isabelle Merle, En pays kanak, p. 217-234. Éditions de la MSH.
 
Pérez, A. (2009). Le « sens du problème » chez Sayad. Hommes et migrations 1280: 132-139.
 
Sahli, M. C. (1965). Décoloniser l’histoire, Introduction à l’histoire du Maghreb. Cahiers Libres 77, François Maspéro.
 
Seddik, Y. (2006). Le Coran : à lire sans soumission. La Pensée de midi 19: 50-55.

[1] « C’est un grand ridicule que de croire aux jeteurs de sort en l’année 1977 : nous sommes au siècle de la science, que diable, et faut-il qu’ils soient arriérés, ces paysans du Bocage de l’Ouest pour se fier aux magiciens, trois siècles après que Descartes a rangé à sa loi tout l’Occident ! Mieux vaut en rire et penser qu’ils sont fous, ces bouseux, avec leur petit bric-à-brac de pratiques idiotes, leurs crapauds charmés enterrés au seuil des étables, leurs touffes de poils de vache» (Lapouge, 1977).

[2] « Intervenir avec et non sur, essayer de dire avec lui, en même temps que lui, ce que je pense qu’il avait dit, ne pas chercher à lui faire dire, mais chercher à dire avec lui en même temps que lui » : tel est l’objectif de Sayad (c.p. Pérez, 2009).

[3] Memmi a déjà publié un roman, La Statue de sel, quand il fait paraître son Portrait du colonisé.

[4] Voir par exemple Youssef Seddik, Nous n’avons jamais lu le Coran, chap.III, « La faille fondatrice », Editions de l’Aube, p.137 sq.

[5] Déjà, Roland Barthes avait reconnu une dette avec son texte « Ce que je dois à Khatibi » (1979). Il y déclare : « Khatibi est actuel : il contribue à cet éclaircissement qui progresse aujourd’hui en moi : peu à peu, je me rends compte combien l’entreprise sémiologique, à laquelle j’ai participé et participe encore, est restée prisonnière des catégories de l’Universel, qui règlent, en Occident, depuis Aristote, toute méthode. »

[6] Cette « Décolonisation de la sociologie » est à mettre en relation avec le livre de Mohamed Chérif Sahli, Décoloniser l’histoire, Introduction à l’histoire du Maghreb (1965). Dans son travail de déconstruction des énoncés coloniaux, fussent-ils parés du vernis de la scientificité, celui-ci entend faire un sort au « déterminisme racial » qui envisage les colonisés hors de toute chronologie. Son travail, mentionné par Abdellatif Laâbi dans le second numéro de la revue Souffles, en juin 1966, « permet de fonder l’espoir en un décollement ».

[7] Sur la langue, voir Seloua Luste Boulbina, Kafka’s Monkey and other Phantoms of Africa, Indiana University Press, 2019.