Ce numéro spécial, présenté sous forme table ronde, constitue une sorte d’événement, car il réunit, par-delà les frontières, des chercheurs maghrébins qui, aux Etats-Unis, ont eu l'initiative de la revue Souffles Journal, et des membres du groupe de réflexion sur le décolonial en Afrique du Nord , chercheurs, artistes et auteurs vivant et travaillant sur place ou à l’étranger.

La nécessité de lancer une discussion sérieuse, pluridisciplinaire, académique mais également littéraire et artistique, sur la décolonisation des savoirs et des imaginaires dans la région provient d'abord d'un constat largement partagé par les auteures. En dépit du nombre d’écrits et de travaux impliquant la conscience d'une nécessaire décolonisation culturelle, épistémique, historique, conceptuelle ou méthodologique dans le choix des objets et terrains d'études, très peu d'efforts ont été fournis, plus de soixante ans après les indépendances, pour en reformuler l'apport et le sens. La prise en compte de la production de savoirs sur les modernités endogènes, à la marge par l'anthropologie, les sciences sociales en général, mais aussi par le théâtre, le cinéma ou la fiction, qui permettent d'entrevoir des sentiers jusque-là invisibles, est très récente, et encore balbutiante.

En tenant compte de tous ces registres, les efforts pour reconnaître ces héritages comme faisant partie de la "bibliothèque postcoloniale"  demeurent marginaux et pas encore suffisamment visibles. Pourtant, au sein de la revue Souffles initiale, les écrits d'Abdellatif Laâbi, Mohamed Khaïr Eddine et Ahmed Bouanani en sont des exemples majeurs. La revue Lamalif, qui a duré plus longtemps et fut plus ouverte aux sociologues et économistes, a publié des textes qui font date.  La double critique chez Abdelkébir Khatibi, l’analyse de la question migratoire chez Abdelmalek Sayad, ou encore la subalternité des femmes rurales, analphabètes ou tisseuses chez Assia Djebar ou Fatéma Mernissi sont des matériaux qui constituent un legs décisif. Enfin, concomitamment en arabe chez Mohamed Abed Al Jabri et Hicham Djaït, par exemple, les réflexions sur les questions civilisationnelles et patrimoniales méritent d'être revisitées.

Il est ici indispensable de rappeler que la perspective critique qu’Edward Said développe sur l'orientalisme, ou l’invention d’Orient, est contemporaine des considérations qu’Abdelkébir Khatibi déploie à partir de la double critique, afin de s’éloigner tant de l'héritage arabo-musulman que de l'appareil conceptuel occidental. Mais le sort des deux intellectuels était fortement déterminé par la force de frappe de la machine universitaire et éditoriale qui en a assuré le relais. En définitive, seul Frantz Fanon, venu de Martinique observer la colonie de peuplement dans une Algérie en guerre et l'exotisme culturel comme une forme de racisme, fait exception dans les catégorisations éditoriales globalisées. Probablement, cela provient du fait qu'à partir de l'Afrique du Nord, la décolonisation a été longtemps comprise comme un acte historique situé, et pas suffisamment comme une nécessité intellectuelle permanente de se renouveler. Ceci est également à rapporter à la double périphérisation de la pensée produite à partir de l'Afrique du Nord, en rapport avec les épicentres, Paris, Beyrouth ou New York.

Partant de ce constat, il s'avère nécessaire, dans un premier temps, d'aborder, sans romantisme, la question du remembrement et de la réparation mémorielle, qui nous permet de resituer l'effort intellectuel postcolonial provenant de l'Afrique du Nord, en miroir avec ce qui le précède, l'entoure et l'englobe. Que ce soit en retournant à la tradition d'intellectuels marxistes tels que Gramsci ou Adorno, qui tentaient de refonder une pensée critique nouvelle ; en revisitant les manifestations de la pensée postcoloniale, dans ses prolongements par les études subalternes chez Gayatari Chakravorty Spivak ou Ranajit Guha ; en prolongeant l'école de pensée décoloniale en Amérique du Sud, à partir d’Enrique Dussell ou Gloria Anzaldua, les autrices et auteurs de ce numéro cherchent à établir des généalogies (Levine & Sobrera) autant que des distinctions de contextes et de démarches (Luste Boulbina, El Aoufi). Il est en effet nécessaire dans cet exercice de distinguer entre la production de discours à partir des anciens empires et des anciennes colonies, mais également entre le décolonial comme concept et la décolonisation comme processus permanent et infini.

Évidemment, le fait de revisiter les travaux de penseurs africains contemporains, Achille Mbembe ou Souleymane Bachir Diagne, montre à quel point l'émergence de leurs travaux, provenant de l'espace francophone, n'a pris son réel envol que par des canaux universitaires et éditoriaux américains. De même, il convient de noter que le débat sur les filiations intellectuelles abordant la décolonisation du point de vue des sciences sociales, à partir de conceptions divergentes, opposant l'historicisme d'Abdellah Laroui et l'empirisme de l'anthropologue Abdellah Hammoudi, est aujourd'hui bien plus fertile dans la sphère arabophone et à partir de foyers de production de connaissances en arabe, provenant toujours, malgré les difficultés conjoncturelles, de Beyrouth (Sammouni).

D'où la question cruciale de la hiérarchie des langues en Afrique du Nord comme leviers de production et de diffusion des connaissances et des imaginaires sociaux mais aussi comme ressorts d'identification et de différenciation. Cela crée le besoin impérieux de relire, en résonnance, comme en dépassement du geste initial de Khatibi, les tenants de la politique linguistique, la centralité du français, comme langue héritée du protectorat, puis devenu un marqueur social déterminant, et ce qui s'est ensuivi comme biais en relation avec l'arabisation, et place de l'Amazigh formellement réhabilité. Ce que cela implique dans un travail collectif de décolonisation, et donc d'émancipation et de construction d'une société plurielle, demande à être réfléchi, dans le cas du Maroc, au regard d’une configuration politique à la fois contrôlée et néolibérale (Kabel).

Derrière la question des langues, émerge la traduction, l'entre-deux, l'inter-sujet, et donc le statut relationnel des sujets pensants qui cherchent à réagencer leur compréhension d'un monde de plus en plus violent et clivé à partir de leur(s) lieu(x) et leurs apprentissages.  Des héritages épistémologiques, appris de l'Occident, d’autre part des grilles de lecture qui en découlent, résulte un tiraillement. En outre, le statut à accorder à la mémoire subjective, aux émotions, au vécu quotidien, dans un processus de reconstruction de savoirs oubliés, escamotés ou minorés sont à interroger aussi bien d'un point de vue du genre, de la race ou de toute autre forme de subalternité qui toutes nécessitent de bricoler une épistémologie décoloniale (Guessous).

L'acuité de la prise en compte de ce qui nécessite une attention particulière, parce que jusque-là placé hors champ, implique des renversements méthodologiques, esthétiques et politiques importants. Cela peut prendre la forme, en sciences sociales, d'un décadrage, qui permet de redéfinir le rapport au terrain, les moyens d'enquêter, non "sur" mais en interaction humaine "avec" des autochtones exclus et invisibilisés (El Kahlaoui). Cela peut impliquer une révision critique du rapport aux archives coloniales, pour en révéler les points aveugles, non éclairés jusque-là à partir d'un domaine d'expertise, comme la médecine (Sadiki). Cela peut, par la technique du collage, recomposer des éléments historiques, mémoriels, métaphoriques et imaginaires pour saisir non seulement ce qui a eu lieu dans le passé colonial, mais aussi les résidus affectifs de désastres qui perdurent encore, comme dans le cas de la guerre du Rif (Rhani & Nahhass).

Dans ce qui précède, il apparaît ici et là impérieux de relier décolonisation des savoirs et décloisonnement des disciplines, pour approcher au mieux la complexité des phénomènes révélés, étudiés, décrits ou analysés. Mais il est encore plus crucial d’inclure les créations artistiques et littéraires comme sources marginales de connaissances, souvent non reconnues car intuitives et subjectives. En revenant sur le cas du film résolument décolonial, Mémoire 14 d'Ahmed Bouanani plusieurs fois censuré, il s'agit de déconstruire le rapport du pouvoir politique et institutionnel avec les savoirs provenant de la marge et de la production d'images volontairement gardées hors-champ (El Ajraoui).

Enfin, l'entretien avec l'écrivain Mustapha Kébir Ammi contribue à saisir combien le détour par la fiction aide à éclairer les trous de mémoire laissés par la production intellectuelle et institutionnelle ; à en saisir l'importance non seulement comme archive mais comme voie à réemprunter pour avancer les yeux ouverts. Dans ce sens, l'imaginaire s'avère être, au-delà de son premier sens spectral, le réservoir permettant de mieux percevoir les embranchements qui sous-tendent une société inévitablement plurielle.