En partant de deux enquêtes ethnographiques, l’une portant sur un quartier d’habitations informelles en cours de construction (2012-2013), et l’autre sur la résistance des membres de la tribu Guich Oudaya expulsés de leurs terres situées au cœur de Rabat (2014-2016), cet article entend mener une réflexion méthodologique inscrite dans le sillage des études postcoloniales (Charturvedi 2012) portant une attention particulière à la notion de cadrage ou de contextualisation de l’enquête. L’approche adoptée a été celle de l’ethnographique critique (Burawoy 1991, Hopper 2002, Shah 2019) visant à construire une épistémologie approfondie sur la manière dont les communautés marginalisées pensent et agissent en politique. Une particulière attention dans cette recherche a été accordée à la non essentialisation des expériences vécues par ces communautés à la marges, afin de ne pas les catégoriser comme « un autre extérieur »  (Imas and Weston 2012). A travers une triangulation de plusieurs méthodes mêlant observation directe, participation, et étude longitudinale, cet article cherche à montrer comment une ethnographie engagée permet de dépasser les limites des méthodologies classiques, souvent trop « objectifiantes », afin de construire non pas un savoir sur les communautés marginalisées mais un savoir construit avec ces communautés (Pal 2016) .

Pénétrer un terrain fermé : bienvenue chez les subalternes

La première enquête ethnographique a été menée dans un quartier d’habitations clandestines de Bir Jdid, petite ville située à 45 km au sud de Casablanca. Ce quartier est un ancien quartier d’habitation informelle. Avant que ne se développe, fin 2011, une rumeur laissant entendre que la construction était devenue “libre”, ce quartier ne dénombrait qu’une centaine de maison. Aujourd’hui, elles se sont multipliées par dix. Contrairement à la pratique jusqu’ici usitée dans l’habitat clandestin, les nouvelles constructions se sont faites en plein jour, aux vues des forces de l’ordre, totalement dépassées par le phénomène. Cette expansion considérable du quartier d’habitations informelles a engendré des altercations violentes entre les nouveaux habitants et les forces publiques. Au mois de février 2012, les autorités locales se sont déplacées dans le quartier, à l’aide de renfort militaire, menaçant de détruire toutes les nouvelles habitations. Après la mise en place d’un barrage pour empêcher les matériaux d’être remonté au quartier, une émeute a éclaté. Suite à cet incident, les forces publiques n’ont plus menacé frontalement les habitants, et malgré les rondes quotidiennes effectuées dans lequel ils informaient de l’illégalité de la construction et du risque de sanction encourue, les habitants continuaient de bâtir, en invoquant un droit au logement et menaçaient de mettre tout le quartier en feu en cas d’intervention des forces de l’ordre.

L’enquête auprès de ces habitants a démarré un mois après l’émeute, c’est-à-dire en mars 2012. La découverte du quartier s’est d’abord faite après la rencontre des autorités locales de la sous-préfecture de Mharza Sahel, qui m’avaient informée que le douar lota était l’un des quartiers d’habitations clandestines dans lequel avait éclaté des émeutes en février 2012. L’un des employés de la sous-préfecture chargé de l’aménagement du territoire avec qui j’avais eu l’occasion de mener un long entretien m’avait alors proposé d’organiser une visite. Cette visite serait guidée par les représentants de l’autorité locale à l’échelle du quartier à savoir le cheikh et le mqadem. Quelques jours plus tard, le rendez-vous est fixé à Bir Jdid. Je retrouve le cheikh et le mqadem. Les deux représentants de l’ordre me font monter dans leur voiture de fonction dont le piteux état avait attiré ma curiosité. Anticipant les questions, le cheikh me dit en montrant les éraflures sur les fenêtres :

« Ce sont les traces de jets de pierre que les habitants nous ont lancé le jour de l’émeute ».
Le sourire un peu gêné, il assure qu’aujourd’hui « tout va bien ».

Nous arrivons dans le haut du quartier, les rigoles d’eaux usagées circulent entre les maisons aux rues improvisées. Le cheikh et le mqadem commencent la visite du quartier en introduisant « les personnes ressources », c’est-à-dire celles qu’ils estiment susceptibles de pouvoir m’aider. Parmi ces personnes se trouvait un vieux monsieur, qui « habite là depuis toujours », et qui aurait même « vécu la colonisation ». La « mémoire du quartier » paraît-il. Puis, une ou deux autres familles sur lesquelles peu de détails sont données. Après ces rencontres, la visite se poursuit vers le bas du quartier. En descendant, les nouvelles constructions se font plus fréquentes. « Elles sont toutes vides », affirment les représentants de l’ordre. Les gens viendraient ici pour spéculer sur le terrain, ils « profitent ». « C’est scandaleux, honteux », s’indignent-ils. En plus, cela augmenterait la criminalité, car toutes ces briques entassées à la hâte formant un semblant de cube serviraient en réalité de cachette pour des activités illicites. Un homme aurait même été retrouvé mort, découpé, me dit-on.

A la fin de la visite, les deux représentants, amusés il faut le dire par la figure d’une jeune femme se déclarant « chercheuse de l’informel », proposent un café qui sera refusé poliment. Dans une ambiance de détente confuse, une dernière instruction est donnée :

« Tu peux revenir parler aux gens qu’on t’a présenté. Mais si tu veux refaire un tour dans le quartier, appelle nous, on viendra avec toi ».

J’avais hérité de deux gardes du corps, prêts à me guider dans ce quartier malfamé dans lequel une jeune femme n’avait aucune raison de vouloir traîner. En les quittant, je les rassure : « Je vous rappellerai à chaque visite de quartier ».

Quelques jours plus tard, il a fallu se décider à repartir dans le quartier. Mais, comme lors de ma visite guidée par les autorités locales j’avais remarqué qu’ils avaient pris le soin de ne pas passer la frontière du terrain vague qui divise le douar lota en deux parties, j’ai décidé d’aller du côté de ceux que l’on essayait visiblement de cacher. Parce que j’avais d’emblée choisi d’orienter mes recherches sur le monde des habitants, les deux représentants de l’autorité n’ont évidemment pas été rappelées. Ce jour-là, habillée comme d’habitude d’une djellaba, j’étais munie d’un sac à main, assez grand pour contenir un carnet de note, dans lequel j’avais glissé un enregistreur. Il était dans les alentours de midi.

Le soleil tape fort, et le quartier semble désert. Au coin d’une rue je rencontre deux jeunes enfants avec qui je prends le temps de discuter. Au bout de quelques minutes, la mère sort. Les présentations se font :

- {L’enquêtrice} : « Je fais une étude sur l’habitat informel pour essayer de comprendre quels sont les problèmes auxquelles les habitants de ces quartiers font face ».

L’air dubitatif, la jeune femme me fait entrer chez elle. Elle refuse de parler « de choses importantes » tant que sa belle-mère n’est pas rentrée de l’usine où elle travaille. Au bout de quelques blagues, elle me propose de l’attendre. L’après-midi se passera avec cette jeune mère, chez elle. Les discussions se font superficielles. Elles tournent autour de la vie de quartier. L’air inquiet, la jeune femme me demande ce que j’ai dans le sac. Pour la rassurer, j’ouvre le sac, en prenant soin de lui montrer qu’il ne contenait qu’un cahier, tout en cachant l’enregistreur resté éteint. A ce moment-là, la première règle méthodologique venait de s’énoncer devant moi : Il est interdit dans le quartier d’enregistrer et de prendre des notes. Vers 17h, la belle-mère, propriétaire de la maison, rentre. Et finalement, ce sera à travers elle que mon entrée sur le terrain se négociera.

Ma première rencontre avec la famille m’a ouvert le terrain sur le restant du quartier. Mais dès la première rencontre, les habitants ont tacitement expliqué les règles du jeu de la relation qu’ils acceptaient d’entretenir avec l’enquêtrice. Premièrement, je devais ôter toute suspicion sur le fait que les propos échangés seraient enregistrés ou retranscris tel quel. Pour toutes les autres visites du quartier, je n’ai jamais pris un sac à main d’une taille assez grande pour contenir un carnet. Seul un sac dont la taille ne pouvait contenir qu’un petit téléphone sans enregistreur était autorisé. Devant les habitants, aucune note n’était prise. Nos échanges étaient destinés à ne pas être entièrement rendus publics. Les habitants constituaient un groupe, une voix globale, et ce n’est que comme cela que j’avais le droit de les retranscrire. En somme, si les habitants ont accepté de me faire confiance, c’est aussi parce que, de par mon comportement, j’avais tacitement accepté de ne pas tout divulguer.

Cette « contrainte » se retrouvera tout au long du travail de recherche, qui ne sera pas retranscrit sur la forme d’une ethnographie classique. Les citations seront exploitées de manière floutée, parfois partielle, pour respecter la parole des enquêtés et les conditions d’énonciation dans lesquelles ces paroles ont été récoltées. Aucune conversation n’a donc jamais été enregistrée. Cet excès de prudence que j’ai dû adopter m’a aussi permis de comprendre que les habitants n’aimaient pas les questions. Ils n’acceptaient la présence d’une enquêtrice que si celle-ci acceptait de se laisser guider par eux. Au fil des rencontres, j’ai donc appris à me taire. Se faire discrète, parler des histoires de familles, les laisser narrer leur monde sans les orienter, même quand l’envie me démangeait : telle a été la principale attitude méthodologique mise en place pour gagner leur confiance. Une fois celle-ci acquise, il m’a fallu pénétrer le quartier, ce qui imposait de se faire une place auprès des femmes auxquelles j’avais accès. Cela a nécessité de nombreuses visites quotidiennes chez la même famille. Durant des journées entières je partageais le même quotidien. D’abord à la cuisine. Puis j’ai rencontré la grand-mère, ensuite la sœur, et l’autre sœur et le frère, et le temps faisant, les voisins. C’est ainsi que, j’ai commencé, de visite en visite, à pouvoir me balader dans le quartier.

La prudence des habitants s’explique par le contexte politique dans lequel ils se trouvaient. Le démarrage des auto-constructions avait débuté en janvier 2012. Depuis, les nombreuses négociations qui avaient eu lieu entre les habitants et les autorités publiques, ponctuées par une émeute, avaient finalement permis aux habitants d’asseoir un rapport de force leur permettant de construire en toute tranquillité. Néanmoins, en l’absence de droit, ce rapport de force restait précaire. Les habitants avaient conscience qu’ils n’avaient pas intérêt à entrer dans une confrontation frontale avec les autorités publiques. Se montrer trop vindicatif ne viendrait que froisser les rapports politiques établis. Cette période de flottement qui a duré quelques mois, et dans laquelle j’ai eu l’opportunité – et la chance – de m’engouffrer pour pénétrer le terrain a conditionné les possibilités d’étude.

La prudence des habitants s’explique par le contexte politique dans lequel ils se trouvaient. Le démarrage des auto-constructions avait débuté en janvier 2012. Depuis, les nombreuses négociations qui avaient eu lieu entre les habitants et les autorités publiques, ponctuées par une émeute, avaient finalement permis aux habitants d’asseoir un rapport de force leur permettant de construire en toute tranquillité. Néanmoins, en l’absence de droit, ce rapport de force restait précaire. Les habitants avaient conscience qu’ils n’avaient pas intérêt à entrer dans une confrontation frontale avec les autorités publiques. Se montrer trop vindicatif ne viendrait que froisser les rapports politiques établis. Cette période de flottement qui a duré quelques mois, et dans laquelle j’ai eu l’opportunité – et la chance – de m’engouffrer pour pénétrer le terrain, a conditionné les possibilités de mener l’enquête à bien. Il n’est pas sûr que, dans un contexte politique non bousculé, il m’aurait été possible d’obtenir cet accueil : des habitants pris dans le cours d’auto-constructions dont-ils connaissent le caractère illégal auraient-ils pris le risque de parler à un étranger au quartier et d’attirer la lumière sur eux ? Mais si ce contexte a ouvert une brèche dans laquelle je le suis engouffrée, cette brèche restait précaire. Se retrouvant en quelque sorte dans la même condition que les habitants, l’enquêtrice subit les aléas de leur vulnérabilité. En effet, si les habitants étaient prêts à m’accueillir en leur sein, ils ne pouvaient néanmoins le faire sans s’assurer que cette enquête n’allait leur faire courir aucun risque. Ils prenaient ainsi soin de protéger leur parole : refus de répondre aux questions, regard suspicieux vis-à-vis de la prise des notes. Autant de moyens de contrôle que les habitants ont mis en place pour contrôler les données que l’enquête pouvait extraire dans un monde qu’ils prenaient soin de maintenir dans l’invisibilité. Pénétrer un monde dans lequel la présence d’un regard extérieur est redoutée oblige à redoubler d’ingéniosité pour trouver le moyen de le faire. Je n’ai eu alors d’autre choix que de m’engager dans la vie politique du quartier et en devenir un acteur.

Au bout de quelques semaines de recueil de paroles, où je m’étais transformée en psychothérapeute de quartier recevant les doléances et les plaintes de tous les habitants rencontrés, ceux-ci m’ont demandé de les aider à améliorer leurs conditions de vie. La mission qui m’était confiée consistait à savoir s’il était possible de faire raccorder le quartier en eau potable. Ma place était enfin trouvée. Une place auprès des habitants, dans laquelle l’enquêtrice devient une des composantes du quartier. Bien évidemment elle reste une composante extérieure. Mais dans cet organisme vivant que constitue le douar lota, où les solidarités organiques relèvent de la survie de chacun, l’enquêtrice devient un membre utile à ce corps vivant. C’est ainsi que de l’observation, je suis passée à l’observation participante - un choix qui a été façonné par les contingences du terrain d’enquête. C’est en acceptant cette contingence comme constitutive du travail de recherche que le monde conceptuel des habitants s’est ouvert à moi. Désormais, je partageais un projet commun : celui de trouver une solution pour raccorder ce quartier à l’eau potable. Cette position m’a amené à observer les formes d’organisation auxquelles s’essayaient les habitants, mais aussi le cadre structurel (ou institutionnel) dans lequel elles s’inscrivaient. Ce projet, qui par ailleurs s’est soldé par un échec, m’a permis de tirer une leçon essentielle. Tout chercheur qui aurait pour prétention de construire une recherche à partir du monde des enquêtés doit admettre que la méthodologie d’enquête constitue en elle-même une situation qu’il s’agit de prendre en ligne de compte.

Cette leçon m’a permis d’aborder mon deuxième terrain avec plus d’assurance. Convaincue que je ne pouvais prévoir à l’avance quels outils j’aurais à mobiliser, je me suis armée d’une idée forte : le chercheur qui souhaite pénétrer un milieu fermé doit accepter de se mettre au service de son terrain.

Ma deuxième enquête ethnographique se situe dans un temps politique totalement différent. Elle a démarré en mars 2014. Un article de presse m’apprend alors que des habitants, membres d’une ancienne tribu guerrière, Guich Oudaya, ont été expulsé de leurs terres sans indemnisation. Ces habitants appartiennent au douar ouled dlim, situé au cœur de Hay Ryad, quartier huppé de Rabat. Je rencontre les habitants du douar ouled dlim lors d’un de leur rassemblement organisé sur la bretelle d’autoroute de Rabat pour revendiquer leur doit à un relogement. Munies d’une grande banderole, les femmes m’assaillent pour me parler. Je suis alors assimilée à une journaliste. Je sors l’enregistreur. Les femmes commencent leurs témoignages. Elles expliquent l’injustice de leur situation. Dénonçant la répression auxquelles elles font face, elles demandent si je suis journaliste. Je réponds que non. A la vue de la petite caméra que je tenais dans l’autre main, les femmes demandent à être filmées. M’entourant, elles me demandent alors de cacher l’enregistreur et la petite caméra. Nous devons aller en « sécurité », c’est à dire dans leur campement, pour pouvoir filmer en toute tranquillité. Une instruction est donnée :

«  Si la police te demande ce que tu fais sur ces terres, dis leur que tu viens voir ta cousine ».

Pour ce terrain, l’entrée n’a pas été négociée. La place de l’enquêteur s’est justifiée d’elle-même. Dès le premier contact, je suis devenue l’outil de publicisation de leur parole. Contrairement au premier terrain d’enquête, les habitants du douar ouled dlim n’étaient pas dans une lutte discrète. Bien au contraire, ayant été expulsés de leurs terres sans indemnisation, leur seul espoir résidait dans la possibilité de médiatiser leur revendication. Ils voulaient « faire entendre leur voix » auprès des responsables ou des associations. En ce sens, ils avaient besoin d’un relais médias. La caméra a constitué alors mon principal outil d’enquête. En dehors des discussions informelles, tous les entretiens avec les habitants ont été filmés. Ils rendent compte de la parole que les habitants veulent rendre publique et des formes de publicisation de discours. Dans la continuité du premier terrain d’enquête, je n’ai pas posé de questions. Les habitants dirigeaient la caméra selon leur bon vouloir. Mon rôle se cantonnait dans l’enregistrement de leurs propres mises en scène. Jamais aucune direction n’a été donnée de ma part. La caméra a donc accompagné les habitants durant leur vie quotidienne dans le campement, mais aussi durant les moments de mobilisations collectives, lorsque j’étais invitée par les habitants à filmer. Dans ce terrain comme dans le premier, ma place d’enquêtrice a été définie par les habitants. J’ai emboîté leurs pas, suivie les instructions, acceptée qu’ils se servent de moi, et c’est par ce biais j’ai pu pénétrer un monde fermé.

L’engagement : un outil méthodologique pour l’ethnographie des marges ?

Kim Hopper ouvre son texte « De l’ethnographie à l’engagement. Les limites du témoignage pour les sans-abris »[1] de la manière suivante : « Pressés de rétrécir la focale ethnographique, nous avons peut-être négligé la profondeur de champ, triché avec la dimension du temps, pris des raccourcis dans le questionnement, omis de revenir aux applications pratiques. Essayons dans ce texte de rapiécer les morceaux » (Hopper, 2010 : 473). Tout comme Kim Hopper le suggère, notre travail a questionné les points aveugles de l’ethnographie, et en particulier, à remettre en cause la notion d’extériorité habituellement assignée au rôle du chercheur. Notre travail part d’une idée simple : il est illusoire, en tant que chercheur, de se penser transparent. Par conséquent, il est tout aussi illusoire de penser que c’est en cherchant à atteindre une « transparence absolue » que le chercheur pourra observer et comprendre les pratiques des enquêtés. Disons-le clairement, la transparence absolue, à moins d’être muni de la cape d’Happy Potter, est impossible à atteindre. Se faire discret ce n’est pas disparaître, et d’ailleurs, même à le souhaiter, cela serait impossible. Il semble donc totalement absurde de disserter sur les capacités du chercheur à s’effacer derrière son terrain, comme si s’effacer revenait à ne plus être . Bien évidemment, plus le chercheur est discret plus il a de chances de pouvoir libérer la parole des enquêtés, quoique cette vérité ne soit sûrement pas absolue. Néanmoins, il est décemment impossible de demander à un chercheur, dont l’aspect de privilégié saute aux yeux, d’être discret lorsqu’il enquête auprès de marginaux. Que faire alors ? Faut-il abandonner toute possibilité d’enquête ethnographique auprès des marginaux ? La réponse que nous apportons est bien évidemment négative. Bien au contraire, nous pensons que les enquêtes ethnographiques portant sur les situations marginales constituent une richesse pour les sciences sociales, tant elles offrent des comptes-rendus détaillés sur des milieux dont bien souvent le monde de la recherche ou des experts politiques ignore tout. Néanmoins, encore faut-il, pour que ces enquêtes constituent une source d’informations utiles pour le monde social, que le chercheur sache définir sa position et sorte des illusions que produirait son « déguisement d’indigène ».

Aussi, à la suite de Hopper, nous invitons le chercheur à pénétrer le terrain des marges en assumant sa présence sous la forme d’un engagement. Il s’agirait alors de trouver une fonction sociale à sa présence et ce pour au moins deux raisons. Premièrement, parce que comme évoqué précédemment, la discrétion étant impossible sur les terrains fermés, l’enquêteur peut être soumis au besoin de justifier sa présence auprès des enquêtés. Trouver une fonction revient alors à se fondre dans le paysage. L’enquêteur devient un membre de la communauté. Bien que privilégié, il devient utile à la collectivité. Ceci est d’autant plus utile que lorsque le chercheur enquête dans un contexte politique autoritaire, comme cela a été notre cas, il a besoin de la protection des enquêtés. Deuxièmement, nous pensons que le chercheur ne peut situer les actions des enquêtés ni même les inscrire dans un cadre, si ce dernier ne se confronte pas aux structures qui articulent les relations de pouvoir qui se jouent au sein du terrain d’enquête. Or, et pour partir de nos propres expériences de terrains, ni les enquêtés, ni les institutions politiques auxquelles ils sont confrontés, ne peuvent s’offrir à l’analyse sans une mise en situation du chercheur. Celle que nous évoquons dépasse le cadre d’une simple participation aux activités des enquêtés, puisqu’elle implique une expérimentation par la chercheuse des situations d’organisation de la lutte politique. Ce rapport au politique est bien évidemment observable à partir des entretiens, même informels, avec les habitants qui nous révèlent parfois leurs pensées les plus profondes sur l’ordre établi, allant de leurs espoirs jusqu’à leurs désirs de vengeance. Néanmoins toutes ces paroles, aussi bien recueillies sont-elles, restent des données, qui certes informent sur la forme de catégorisation que les acteurs font de leur monde, mais ne disent rien sur les possibilités d’organisation offertes à ce type de milieu, ni sur les éventuelles alternatives que les habitants pourraient explorer. Ces paroles ne disent rien de tout cela parce qu’elles ne peuvent pas remplacer l’expérience de l’organisation. En effet, organiser, en particulier dans des situations de luttes ou de résistance, revient à tester les éventualités, à produire des rapports de force, à se heurter à l’ordre établi. En somme organiser revient à créer une brèche dans laquelle une action définie peut s’engouffrer. Et le plus souvent organiser ne rime pas avec « réussir son action ». Chaque organisation qui tente de bousculer l’ordre établi se retrouve souvent mise en échec par les structures dominantes. En bref, l’engagement organisationnel auprès des enquêtés permet de dépasser les points aveugles de l’ethnographie, et ce notamment parce qu’il permet de prendre la mesure de la distance qui existe entre les concepts (ou catégorisations) forgés par telle ou telle science et la pratique des conflits politiques.

Dans notre cas, les habitants du douar lota ont passé plus de deux ans à organiser une association qui n’a pu voir le jour qu’après la fin de l’enquête. Passer à la forme organisationnelle de l’association a nécessité de revoir les pratiques d’organisations informelles jusqu’ici usitées dans le quartier. Les habitants ont dû développer de nouvelles formes de capacité organisationnelle, apprendre à parler un nouveau type de langage, etc…. Mais ils ont aussi dû se confronter à une autre facette du pouvoir politique, car acceptant jusqu’ici la règle du jeu de l’informel, les habitants ne connaissaient que la facette informelle du pouvoir. Le pouvoir des papiers, de l’administration procédurale, la coercition légale, tout cela était nouveau pour eux. Cela ne sert à rien de se mentir, notre présence dans le quartier a fortement impulsé « l’élan associatif ». Si nous n’avions pas été , en tant que chercheuse, peut-être jamais cette idée, qui n’était évoquée jusqu’ici que comme un rêve applicable aux grandes villes, ne se serait concrétisé. Peut-être que l’association aurait attendu un nouvel événement perturbateur pour se cristalliser en volonté collective. Cet événement perturbateur, n’aurait pas été le chercheur, il aurait été autre chose. Il s’avère que dans le cas de notre enquête, l’événement c’était moi. Que faire dans ce cas-là ? Faudrait-il refuser de traiter dans le cadre de la recherche cet événement qui a bouleversé la politique du quartier ? Faut-il mentir et camoufler la présence de la chercheuse en laissant croire aux lecteurs que l’élan associatif était purement organique ?

Nous pensons au contraire, qu’assumer la présence de l’enquêtrice, étudier le brouillage de frontières qui s’établit, analyser les espoirs et les risques qu’une telle présence active suscite chez les enquêtés offre un cadre analytique qui permet au chercheur de saisir, dans l’action, les formes organisationnelles qui s’élaborent dans le milieu étudié. Cette posture oblige également l’ethnographe – pour reprendre Hopper – à apprendre à « aller chercher ailleurs ». « Chercher ailleurs » revient pour lui à deux choses essentielles : d’une part à opérer un cadrage (framework) réel des enquêtes ethnographiques. Et d’autre part, à faire de l’ethnographe un traducteur, capable de parler plusieurs langues à plusieurs publics. Ces deux postulats méthodologiques sont tous deux mis au service d’un objectif principal : faire que l’ethnographie ne s’arrête pas au travail descriptif du terrain mais qu’elle s’étende à l’étude et donc à l’évaluation des alternatives de changement. Élaborer ces alternatives implique d’apprendre à jauger les faisabilités de ces alternatives à l’aune de l’ordre dominant. La perspective ouverte par Hopper ne revient pas – nécessairement – à faire de l’ethnographie un outil au service de l’action politique. Il nous semble qu’elle invite surtout le chercheur à prendre au sérieux les implications politiques de son travail, ce qui ne revient pas à dire que tout travail de recherche doit être un travail engagé, mais invite simplement l’ethnographe à être attentif aux cadres structurant son enquête. En somme, comme le dit Hopper, à ne pas oublier que les enquêtés sont avant tout le produit d’un processus historique qu’il s’agit également d’étudier. Cette réflexion rejoint par ailleurs un mouvement plus large visant à inciter les ethnographes à sauter le pas du cadrage (framework) (Burawoy, 1991).

Cette posture de recherche a eu des implications directes sur notre travail. En effet, tout au long de notre recherche nous avons prêté une attention particulière au cadrage de nos enquêtes. C’est pourquoi notre travail a fait l’objet d’un long travail d’archives et de conceptualisation autour de la notion de « possession ». Ce cadrage a également été fait à l’échelle de chaque terrain d’enquête. La première enquête portant sur l’auto-construction du douar lota est mise en perspective avec le contexte révolutionnaire de 2011, tandis que la deuxième enquête portant sur la lutte des habitants du douar ouled dlim pour leur droit à un relogement, a été doublée d’un travail de récolte de documents officiels et d’un travail d’anthropologie juridique sur la question foncière. Ainsi, bien que sur ces deux terrains d’enquête nous avons fait le choix de ne pas enquêter auprès des « officiels » et ce notamment pour ne pas rompre le lien de confiance établi avec les habitants, nous avons tenté par d’autres moyens de « chercher ailleurs », pour établir un cadrage satisfaisant permettant de mettre ces deux enquêtes ethnographiques au service d’une analyse globale des modes de formation de l’État marocain post-2011.

Il faut le dire, pour nous, l’engagement auprès de nos enquêtés a été un outil facilitant le travail de cadrage. Cette position de méthode n’est ni un absolu, ni une loi universelle. Néanmoins, elle nous semble pouvoir apporter des avantages non négligeables pour tout chercheur enquêtant sur le monde politique des marginaux. Ainsi, au douar lota l’engagement dans le projet associatif pour le raccordement en eau nous a permis d’élaborer des questionnaires qui nous ont permis d’établir une monographie assez précise du quartier. La perspective de l’association a nourri l’envie de parler des habitants qui ont souhaité faire appel à la presse. La venue d’une reporter de renom, étrangère de surcroît, sur le terrain a créé une situation tout à fait exceptionnelle dans le quartier. Cette situation nous a permis d’observer non seulement les formes de publicisation du discours des habitants mais également la réaction des autorités publiques qui, confrontées au risque de médiatisation, ont tenté de fermer l’accès au terrain. Sans la venue de la journaliste en question, jamais nous n’aurions pu saisir concrètement les implications politiques de notre travail. De même, l’engagement auprès des habitants expulsés du douar ouled dlim nous a permis de participer à la médiatisation de leur lutte. D’en percevoir les rouages, les ouvertures et les blocages. En ce sens, notre cadre d’enquête ne se limite pas à la description des pratiques des habitants, il le dépasse pour mieux l’englober dans un cadrage de ces pratiques et de ces discours dans le monde socio-politique dans lequel ils s’agencent.

Références :

Burawoy, M. (1991). The Extended Case Method. Dans Michael Burawoy, Alice Burton, Anne Arnett Ferguson, et Kathryn J. Fox (dir.) Ethnography Unbound: Power and Resistance in the Modern Metropolis. Berkeley, California: University of California Press, pp. 271‑287.

Chakrabarty, D. (2007). A Small History of Subaltern Studies. Dans H. Schwarz et S. Ray (dir.) A Companion to Postcolonial Studies. Hoboken, New Jersey: Wiley-Blackwell, pp. 467‑485.

Chaturvedy, V. (2012). Mapping Subaltern Studies and the Postcolonial. Londres et New York: Verso Books.

Hopper, K. (2010). De l’ethnographie à l’engagement. Les limites du témoignage pour les sans-abris. Dans L’engagement ethnographique, dir. D. Cefaï. Paris : EHESS.

Imas, J., Wilson, N., et A. Weston. (2012). Barefoot entrepreneurs. Organization (19)5: 563-585.

Pal, M. (2016). Organization at the margins: Subaltern resistance of Singur. Human Relations, 69(2): 419‑438.

Prakash, G. (2012). Writing Post-Orientalist Histories of The Third World : Perspectives from Indian Historiography. Dans V. Chaturvedy (dir.) Mapping Subaltern Studies and the Postcolonial. Londres et New York: Verso, pp 163-190.

Shah, A. (2019). Nightmarch : Among’s India Revolutionary Guerilla. Chicago: The University of Chicago Press.

[1] Ce texte est tiré de la traduction faite par Paul Cosey, Edouard Gardella, Erwan Le Méner et Daniel Cefaï de « Limits to Witnessing : From Ethnography to Engagement. » (K. Hopper, De l’ethnographie à l’engagement. Les limites du témoignage pour les sans-abris, dans L’engagement ethnographique, dir, D. Cefaï, Paris : EHESS, 2010).