Figure 1 Mémoire 14, Ahmed Bouanani, 1971.

En 1971, lorsqu’Ahmed Bouanani réalise Mémoire 14, il s’inscrit dans un mouvement d’artistes et d’auteurs marocains engagés à remettre en question les institutions culturelles marocaines, spécialement celles héritées de la colonisation française. Cette volonté de réforme s’exprime notamment à travers la revue Souffles (1966-1973), qui, tout en abordant divers sujets culturels et artistiques, explore également le domaine du cinéma.

Les articles de la revue témoignent de l’état d’esprit de l’époque, marquée par des débats sur la nature du cinéma national à construire. Abdelmajid Rechiche, Mohamed Afifi, Abdellah Zerouali, Mohamed Abderahman Tazi, Karim Idriss, ainsi qu’Ahmed Bouanani se questionnaient sur l’orientation à donner au cinéma : devrait-il être élitiste, privilégiant les considérations esthétiques et politiques, ou au contraire populaire et divertissant, accessible à un large public ? Ou encore, pouvait-il exister un compromis entre ces deux approches ? Ces cinéastes qui étaient souvent inspirés par les idéaux tiers-mondistes et anti-impérialistes (Cf. Carter, 2009 : 124) avaient pour objectif de créer un cinéma national répondant aux besoins et spécificités du pays tout en se libérant de l’influence coloniale (Cf. Dossier cinéma, 1966).

Mémoire 14 émane de ce contexte particulier. Le film est une analyse minutieuse et critique du cinéma colonial. C’est également un travail « de sape » [1] des discours que ce cinéma a véhiculé, visant à objectiver le Maroc, son espace, son histoire et ses habitants (appelés les indigènes ou les musulmans), et à justifier la conquête coloniale.

Or, la nature expérimentale du film constitué principalement d’un montage d’images d’archives coloniales conservées par le service des archives du Centre Cinématographique Marocain (CCM), le choix délibéré du cinéaste de ne pas adopter un récit historique et chronologique de la période coloniale au Maroc, ainsi que l’utilisation d’une voix-off poétique plutôt que d’un commentaire didactique, contribuent à créer un mystère autour du film, suscitant parfois une incompréhension chez le spectateur.

Le film est ainsi souvent interprété comme une lecture subjective, poétique et même allégorique de la période coloniale au Maroc. Cependant, cette interprétation ne suffit pas à saisir pleinement sa profonde portée politique, qui va bien au-delà de la seule remise en question d’un pouvoir colonial révolu. Elle s’étend également à une critique de la persistance de ce pouvoir dans le Maroc indépendant. La censure subie par le film par le CCM, qui a drastiquement réduit sa durée de 108 à 24 minutes dans sa version finale, démontre que sa force subversive est également susceptible de gêner le pouvoir du régime sous Hassan II.

Il peut sembler paradoxal que la récupération et le remontage d’archives coloniales dans le film aient pu déranger ce régime, surtout compte tenu du fait que ce dernier avait en grande partie construit sa légitimité à travers sa lutte contre le colonialisme et son rôle dans l’indépendance du pays. Pour comprendre ce paradoxe, il est nécessaire d’examiner brièvement l’histoire du CCM et le regard que portait Bouanani sur cet organisme d’État. Ce préalable permettra ensuite d’explorer la portée subversive de Mémoire 14 à l’égard du régime de Hassan II, ainsi que d’examiner la manière dont des cinéastes antérieurs ont souligné, reproduit et développé cette dimension politique dans leurs propres films en réutilisant et reprenant à leurs comptes des extraits de Mémoire 14.

Le CCM et la censure de Mémoire 14

Le CCM a été est créé le 8 janvier 1944, sous le protectorat français, pour contrôler tout ce qui se rapportait au cinéma au Maroc.[2]  Cette institution empêchait les “indigènes”de jouer des rôles significatifs dans la production de films, les reléguant à des postes très secondaires ou les excluant totalement.

En réemployant et remontant les archives coloniales du CCM, Bouanani critique le discours véhiculé par ces images mais aussi le système qui les a produites et conservées. Après la colonisation, particulièrement sous le règne de Hassan II, le CCM a continué à utiliser le cinéma pour la propagande, modernisant ses méthodes pour le nouveau pouvoir. Ce système de gestion et de contrôle du cinéma, créé pendant la colonisation, a défini l’intégration institutionnelle du cinéma dans le Maroc indépendant.

Ahmed Bouanani explique que, dans les premières années de l’indépendance, le rôle de propagande du CCM s’est intensifié, augmentant les films institutionnels et éducatifs au détriment du cinéma de fiction (Bouanani, 2018 : 757). Jusqu’aux années 1980, le CCM avait le monopole de la production cinématographique au Maroc, et de nombreux cinéastes marocains de la première génération, dont Bouanani, y travaillaient (ibid. : 751). Ces premiers Marocains diplômés d’une école de cinéma (IDHEC) ont été directement employés par le CCM après leur retour au Maroc.

Dans son livre La Septième porte – Une histoire du cinéma au Maroc de 1907 à 1986, Bouanani décrit cette génération de réalisateurs, leurs films et leur relation avec le CCM. Ces cinéastes, imprégnés des idéaux tiers-mondistes et revenus avec de grands espoirs pour un cinéma national, ont été vite coupés dans leur élan par le CCM. Bouanani explique que la puissance et la capacité du CCM à restreindre la créativité et la liberté des réalisateurs les ont empêchés de participer pleinement au dynamisme politique et intellectuel du Maroc des années 1960. Déçu par le cinéma de cette époque, il accuse le CCM de perpétuer les thèmes et le style colonial, critiquant la tendance à folkloriser la culture marocaine et à privilégier les films « touristiques » (Bouanani, 2020 : 76-80). De plus, le CCM constituait la principale entité de censure d’État. En 1968, Bouanani avait déjà décrit cette censure comme étant sévère et parfois même absurde (Bouanani, 2018 : 756). Mémoire 14 en fera donc les frais quelques années plus tard.

Il est difficile, voire impossible, de déterminer précisément ce qui a été supprimé du film à cause des nombreuses étapes de censure et des différentes versions. Ali Essafi, s’appuyant sur des informations de Bouanani, affirme qu’ : « était censuré ce qui ne passait pas. La guerre du Rif par exemple (Essafi, 2018 : 756). » En effet, la guerre du Rif était un sujet délicat pour le régime de Hassan II car elle représentait une résistance marocaine contre les forces coloniales, non alignée avec le pouvoir royal. De plus, la région du Rif posait problème au régime de Hassan II, qui avait réprimé la « Révolte du Rif » dans les années 1950, avant même son accession au trône. La censure du CCM visait donc à invisibiliser cette résistance anticoloniale non alignée au pouvoir central marocain mais aussi à supprimer l’idée d’un Rifain rebelle s’opposant à l’oppression, quelle qu’en soit la source.

Or, la censure de Mémoire 14 ne se limitait pas à la guerre du Rif. Bouanani raconte que la dernière version du film a survécu parce que le directeur du CCM, qui menaçait encore de la censurer, a été tué pendant le coup d’État de Skhirat (ibid.). Le film dérangeait toujours le CCM et le pouvoir qu’il représente. Bien qu’initialement axé sur la colonisation, Mémoire 14 s’inscrivait donc pleinement dans le contexte politique des années de plomb.  

Réemploide l’archive coloniale : une critique détournée du régime marocain                  

Bien que réduite à 24 minutes et soumise à de nombreuses coupures et censures, la dernière version du film est assumée et signée par le cinéaste. Ce film « défiguré » (ibid.) est donc une œuvre complète à part entière, d’autant plus que les modifications ont été réalisées par Bouanani lui-même, et non par un censeur. Son altération, ou plus précisément l’esthétique adoptée par le cinéaste basée sur une logique du manque, de la lacune, de la discontinuité et du flou, représente une caractéristique intrinsèque de ce film. Il est important de le considérer ainsi et de reconnaître cette esthétique comme une partie intégrante de sa création. Ainsi, si la portée subversive du film peut être étudiée à travers ce qui en a été censuré, elle peut également être examinée en s’intéressant à ce qui subsiste dans sa version finale.

Dans un fragment en particulier du film, Bouanani réutilise des images d’archives qui montrent le déroulement de la cérémonie de la bay’a (allégeance) au sultan [3]. Considérer Mémoire 14 comme un film qui n’a pour objectif que celui de critiquer le pouvoir colonial, c’est risquer de penser que Bouanani montre cette cérémonie afin de prouver la légitimité de la royauté marocaine, une légitimité qui s’inscrirait dans l’histoire, et qui s’exprimerait à travers des traditions ancestrales. Mais connaissant les positions politiques du cinéaste, une opposition aussi simple entre pouvoir colonial illégitime et pouvoir royal légitime paraît faire contresens.

La cérémonie de la bay’a et l’imaginaire qui l’entoure occupent en effet une place singulière sous le règne de Hassan II. Trouvant ses origines chez les anciennes dynasties royales islamiques (Cf. Mouline, 2015), elle devient, depuis l’accession au trône de Hassan II, l’un des éléments le plus importants et les plus spectaculaires de l’ensemble des cérémonies de la Fête du trône. Cette fête nationale, initialement conçue comme une célébration nationaliste et anticoloniale, est progressivement devenue un « rituel étatique et palatial par excellence » (ibid.) destiné à légitimer le pouvoir du monarque, et dans lequel la cérémonie de la bay’a a pris un rôle symbolique très particulier.  

Dans son article « La Fête du trône : petite histoire d’une tradition inventée », Nabil Mouline explique que la cérémonie de la bay’a préexistait à la création de la Fête du  trône (ibid.). Hassan II l’a redéfinie et intégrée à cette célébration, modifiant ainsi sa fonction. Grâce à son ancienneté et à sa force symbolique, le rituel a permis de ritualiser cette fête nationale de création récente et de la transformer en une célébration du pouvoir monarchique. Hassan II cherchait ainsi à « (re)traditionnaliser l’institution monarchique et ses outils de légitimation » (ibid.).

Il est intéressant de noter que la transformation de la Fête du trône par Hassan II suit une logique similaire que celle adoptée par la Résidence française quelques décennies auparavant, lorsqu’elle cherchait à contrôler cette fête anticoloniale. Après sa création par des nationalistes en 1933, les autorités françaises ont rapidement perçu la dangerosité d’une telle cérémonie. N’ayant pas réussi à l’interdire ni à en réduire l’impact, elles ont choisi de l’officialiser dès 1934, la transformant ainsi d’une célébration populaire en une célébration étatique sous contrôle (ibid.).

Après l’indépendance, Hassan II profite de cette institutionnalisation et de ce contrôle d’un symbole nationaliste pour le transformer en un symbole de la puissance monarchique et un moyen de légitimation de son propre pouvoir. Cette forme de “manipulation” cristallise la manière dont le régime de Hassan II et une certaine élite marocaine ont tiré profit de cette période transitionnelle de la décolonisation pour établir un système de pouvoir totalitaire. La monarchie marocaine a saisi cette opportunité clé pour redéfinir et consolider le pouvoir royal en le positionnant au centre et au-dessus de tous les autres pouvoirs au Maroc.

Dans la séquence représentant la bay’a, Bouanani dénonce cette manipulation monarchique. Pour montrer la cérémonie, il récupère quatre plans en particulier dont l’une des caractéristiques principales est d’illustrer clairement le rapport de pouvoir entre les personnes filmées.

Figure 2 les quatre plans de la bay'a choisis par Bouanani. Mémoire 14, Ahmed Bouanani, 1971.

Dans le premier plan, nous pouvons voir le sultan assis sur son cheval et protégé du soleil par une ombrelle, avançant en compagnie de ses sujets. Dans le deuxième plan, des dignitaires se présentent devant le sultan pour lui témoigner leur allégeance en s’inclinant devant lui. Le troisième plan nous montre le sultan sur son cheval, entouré de ses serviteurs. Enfin, le dernier plan montre à nouveau le groupe de sujets qui s’inclinent, mais cette fois-ci, un homme se prosterne en se mettant à genoux et en appuyant son front au sol.  Il est guidé par un autre individu qui le tient par le col de sa djellaba, le faisant se baisser vers le sol puis se redresser. Bouanani choisit des images qui montrent un ordre inégalitaire, dont l’inégalité s’exprime par une contrainte imposée aux corps.

Plusieurs autres séquences du film exposent une inégalité hiérarchique entre les différents protagonistes, qui s’exprime par la contrainte imposée aux corps des indigènes, en opposition à la liberté de mouvement et au confort accordés aux Européens. Alors que le cinéma colonial glorifie la mobilité et la fluidité dans les territoires colonisés, pour nourrir le mythe de la progression civilisationnelle (Cf. Benali, 1998 : 96-101), Bouanani se sert de ces mêmes images pour dénoncer cette représentation et pour saper ce discours. Il les remonte afin de montrer comment le système colonial limite et entrave la liberté de mouvement des indigènes. Ces derniers, lorsqu’ils sont amenés à se déplacer, le font de manière forcée, contrainte et souvent humiliante, qui nie leur humanité. Cela apparaît par exemple lorsque Bouanani réutilise des images montrant des indigènes arrêtés et contrôlés par la police coloniale, subissant des déplacements forcés ou encore portant des Européens sur leurs épaules pour leur éviter de salir leurs costumes. Ces indigènes sont ainsi assimilés à des êtres inférieurs, voire à des animaux.

Figure 3 Mémoire 14, Ahmed Bouanani, 1971.

Dans la séquence qui nous intéresse, Bouanani reprend des archives montrant la bay’a et les remonte de façon à en révéler les ressemblances avec d’autres archives coloniales qui montrent la même contrainte imposée aux corps pour humilier et assujettir les êtres. Bien que l’origine précise de ces images réemployées par Bouanani demeure inconnue, elles évoquent inévitablement, pour le spectateur aussi bien à l’époque de la réalisation de Mémoire 14 que de nos jours, la cérémonie de la bay’a telle qu’elle a été utilisée et réadaptée par le régime de Hassan II. L’assujettissement des corps est ainsi associé à ce cérémonial pseudo-traditionnel (ré)inventé pour asseoir le pouvoir royal. Ce faisant, grâce à l’effet de montage et de continuité avec les autres scènes du film, le cinéaste met sur un pied d’égalité l’autorité coloniale et l’autorité royale, toutes deux exprimant leur domination en imposant une manière particulière aux corps de se mouvoir.

À la fin de cette brève séquence, au moment où l’homme se trouve à terre dans une position dégradante, une musique au ton « inquiétant » commence et perdure pendant plusieurs plans qui montrent d’abord un homme transporté dans une cage par un groupe [4], suivis de plusieurs scènes où des individus donnent des ordres à d’autres groupes.

Figure 4 Un homme est transporté dans une cage. Mémoire 14, Ahmed Bouanani, 1971.
Figure 5 Hommes autoritaires s’adressant à un groupe de personnes. Mémoire 14, Ahmed Bouanani, 1971.

Dans cette séquence, la domination sur les indigènes ne provient pas de l’armée coloniale, mais d’autres indigènes. Ce qui unit ces figures d’autorité, c’est leur position dans l’espace :  soit surélevée par rapport à leur audience, soit éloignée physiquement du groupe qui les écoute. Ils sont également les seuls à s’exprimer, tandis que les autres écoutent attentivement. Souvent, ils tiennent un bâton ou font des gestes autoritaires de la main pour souligner leur pouvoir. Ils peuvent exercer leur autorité grâce au rôle que leur donne la Résidence ou le Makhzen, ou être respectés pour leur âge avancé, leur renommée ou leur statut religieux. Quoi qu’il en soit, la musique ajoutée par Bouanani relie la séquence de la bay’a à celle des “petits seigneurs, ˮ comme on pourrait l’appeler, établissant un lien entre ces individus et le pouvoir du sultan et élargissant la critique du pouvoir en incluant ceux qui le servent et qui en bénéficient.

En se basant sur les images d’archives coloniales documentant le rituel de la bay’a, Bouanani met en lumière les manipulations survenues durant la transition vers l’indépendance, qui ont consolidé le pouvoir royal. Sa critique ne se limite pas à la monarchie marocaine ; elle s’étend pour inclure tous ceux qui tirent avantage de ce système monarchique, tout comme ils ont profité de la période coloniale, de ses bouleversements et de son instabilité. Il dénonce ainsi une classe privilégiée héritée de l’époque coloniale, qui a continué à jouir de nombreux privilèges après l’indépendance.

Malgré la censure, Bouanani parvient habilement à complexifier et nuancer sa critique, la rendant plus en adéquation avec les enjeux politiques de son époque, ceux du régime de Hassan II et de la classe privilégiée qui l’entourait. Bien que cette subtile dénonciation du pouvoir au Maroc indépendant ne soit pas immédiatement évidente à la première vision de Mémoire 14, elle demeure l’un des éléments les plus importants du film et celui qui a marqué l’histoire du cinéma marocain. En effet, deux cinéastes de deux époques différentes ont choisi d’intégrer des extraits de Mémoire 14 dans leurs films pour montrer, chacun à sa façon, la nature totalitaire du règne de Hassan II. Il s’agit de Mohamed Reggab qui, en 1982, a utilisé des extraits dans son film de fiction Le Coiffeur du quartier des pauvres ; et de Ali Essafi qui a fait de même dans son documentaire En quête de la septième porte, réalisé en 2017. Le réemploi de ces extraits de Mémoire 14 dans ces deux œuvres cinématographiques offre une perspective encore plus nuancée sur son approche critique qui dépasse la seule déconstruction du système colonial et qui relie ce pouvoir révolu à celui qui l’a suivi.

Réemploi d’extraits de Mémoire 14 dans deux autres films marocains

Le Coiffeur du quartier des pauvres est ce que l’on pourrait appeler un film social. Mohamed Reggab y met la lumière sur les injustices exercées par les nantis sur les petites gens. Située dans un quartier populaire, l’histoire s’intéresse à un modeste coiffeur qui subit les persécutions d’un riche et puissant commerçant qui abuse de son pouvoir pour lui extorquer son commerce et séduire sa femme. Les extraits de Mémoire 14 sont utilisés dans une séquence unique du film. Cette séquence représente également le seul moment où l’époque coloniale est évoquée, ainsi que le seul moment où des archives sont montrées.[5]

Figure 6 Le Coiffeur du quartier des pauvres, Mohamed Reggab, 1982.

Mohamed Reggab applique un filtre rouge sur les images tirées de Mémoire 14 et les agence dans un nouveau montage, tout en conservant certaines spécificités du montage d’Ahmed Bouanani, comme l’utilisation de zooms avant sur certaines archives photographiques, par exemple. La séquence apparaît dans Le Coiffeur du quartier des pauvres au moment où le personnage du fqih corrompu par le riche commerçant, devient fou lorsqu’il est à son tour trahi par ce dernier. Les habitants du quartier s’attroupent autour de lui pendant qu’il déclame un monologue dans lequel il accuse le riche commerçant d’avoir assassiné un instituteur qui était aussi un résistant pendant les dernières années du protectorat. Les images extraites de Mémoire 14, représentant principalement des explosions, des soldats, des contrôles et descentes de police, remplacent l’image du fqih fou dont on continue à entendre le monologue en voix-off.

Figure 7 Utilisation d’images de Mémoire 14 pendant le monologue du fqih fou. Le Coiffeur du quartier des pauvres, Mohamed Reggab, 1982.

Cette séquence établit une connexion directe entre l’assassinat que le commerçant a commis au profit des autorités coloniales et le pouvoir dont il profite pendant les décennies qui suivent l’indépendance. On comprend que sa trahison lui a permis de bénéficier de privilèges accordés par le système colonial, privilèges dont il continue à profiter après l’indépendance. La référence au film de Bouanani permet ainsi de transformer un simple film social en une critique acerbe d’une élite marocaine dont les privilèges et la puissance ont été hérités de la période coloniale. Le réemploi d’extraits de Mémoire 14 ne sert donc pas seulement à illustrer en images cette époque pendant qu’elle est évoquée par le fqih, il inscrit Le Coiffeur du quartier des pauvres dans une même dénonciation des vestiges de la colonisation dans le Maroc indépendant.

Dans En quête de la septième porte, Ali Essafi s’intéresse à Ahmed Bouanani, à son œuvre et à ses archives. Pour constituer son documentaire, il utilise des interviews réalisées avec le cinéaste, avec son épouse Naïma Saoudi et sa fille Touda Bouanai, ainsi que des extraits de ses films et de ses écrits.

Or, Essafi ne se contente pas de faire une biographie de Bouanani ou de mettre en valeur son travail. Tout en le présentant comme une sorte de mentor dont l’expérience l’inspire en tant que cinéaste, il s’approprie cette expérience et l’interprète à sa manière. Pour ce faire, il utilise plusieurs procédés de montage parmi lesquels celui qui va nous intéresser ici puisqu’il est effectué dans une séquence qui réemploie des images de Mémoire 14. Essafi réutilise certaines images de Mémoire 14 en y ajoutant un montage sonore dans lequel on peut reconnaître la voix du feu roi Hassan II. Bien que furtive, celle-ci demeure facilement identifiable pour ceux qui sont familiers avec la célèbre voix de ce monarque dont les discours ont marqué le règne comme symboles de son autorité.  

Figure 8 Images extraites de Mémoire 14 utilisées par Essafi et sur lesquelles on entend la voix de Hassan II. En quête de la septième porte, Ali Essafi, 2017.

Les paroles du souverain utilisées par Essafi sont en partie indistinctes, mais en y prêtant plus attention, on peut identifier le terme « al awbach » que Hassan II a prononcé dans un célèbre discours. « Al awbach », que l’on peut traduire par « racailles », ou « populace », était adressé à la population qui s’était une fois de plus soulevée dans la région du nord du Maroc. En effet, ce discours télévisé prononcé par le monarque le 22 janvier 1984, suite à des manifestations et de violents incidents ayant eu lieu dans le nord en réaction à la hausse des prix, a marqué les mémoires et l’expression elle-même est restée célèbre. Aujourd’hui encore, ce discours et cette expression en particulier sont utilisés pour évoquer le régime de Hassan II et les années de plomb. Sur internet, on trouve plusieurs montages de ce discours qui expriment une critique de son règne autoritaire ou au contraire justifient les actions du feu roi. Des extraits de ce même discours ont également été utilisés pour évoquer cette même période dans un film de fiction Headbang Lullaby (Hicham Lasri, 2017) qui raconte l’histoire teintée d’absurde d’un officier qui doit assurer la sécurité d’un pont sous lequel Hassan II devait probablement passer.  

Ci-dessous, un extrait de ce discours que j’ai traduit de la darija, tout en conservant le mot al awbach dans sa langue d’origine pour en souligner la sonorité particulière lorsqu’il est prononcé par le Roi :

Ils l’ont vu sur mon visage, l’ont entendu dans mon discours, et en ont été convaincus par le timbre de ma voix. Est-ce que les Marocains sont devenus légers ? Vous êtes devenus des gamins ? On atteint cette limite ? Et on l’atteint comment ? En utilisant les enfants ou al awbach. Al awbach : Nador, Al Hoceima, Tétouan, Ksar El Kébir. Al awbach : les chômeurs, qui vivent de la contrebande et du vol. Ils ont utilisé, comme c’est le cas pour toutes les émeutes, des gamins qu’ils mettent sur les premières lignes des manifestations. Messieurs, je vous le dis, ces awbach sont emprisonnés, et les jeunes doivent savoir, ces gamins, ces étudiants, ces élèves, c’est pour eux que le coût de la vie est devenu plus cher. Et je dis à ces gamins qui se font manipuler, c’est fini la plaisanterie. L’ordre a été donné pour qu’ils soient traités de la même manière que les autres. Et je dis aux professeurs, qu’on les connaît, qu’on sait que ce sont eux qui leur disent de faire grève et de sortir dans les rues. Beaucoup de ces professeurs ont été licenciés. […] Les professeurs doivent savoir qu’ils subiront la loi, sur laquelle nous vivons depuis longtemps, depuis le protectorat et que l’indépendance a confirmé ! Et que ceux qui font circuler des mensonges ou celui qui contribue à des actes qui visent à déstabiliser la sécurité générale, subiront le traitement le plus dur.

Dans cet extrait, et à quelques phrases de celles utilisées par Essafi dans son remontage, Hassan II confirme la continuité entre le pouvoir colonial et celui monarchique en rappelant que « la loi » qui sera appliquée aux manifestants est héritée du « protectorat et que l’indépendance a confirmé ».

Le montage des images de Mémoire 14 avec l’incorporation de ce discours qui demeure dans la mémoire des Marocains comme emblématique de la période la plus oppressive du règne de Hassan II, et cela même si ce discours a été prononcé plusieurs années après la réalisation du film de Bouanani, permet à Ali Essafi d’inscrire ce dernier dans la période des années de plomb. Essafi souligne ainsi que Mémoire 14 n’est pas seulement un film consacré à la période coloniale, mais qu’il est aussi un symbole des années de plomb, période marquée par l’oppression et les injustices, ainsi que par les élans de liberté et de résistance qui s’y ont opposés.

De plus, en mobilisant en 2017 la mémoire collective des Marocains qui reconnaissent facilement la voix d’un roi décédé en 1999, Essafi montre que les années de plomb ne constituent pas une simple partie révolue de l’histoire du Maroc, avec laquelle le pays aurait fait la paix, comme le suggère le régime de Mohammed VI, héritier du souverain disparu. La reconnaissance de ce discours, même avec une évocation aussi furtive, démontre que le souvenir de cette époque reste vivace, et que ses effets sont loin d’être totalement dépassés dans le Maroc contemporain, tout comme ceux de la période coloniale.

Si Mohamed Reggab utilise, en 1982, des extraits de Mémoire 14 pour critiquer les injustices de la période qui suit l’indépendance du pays, Ali Essafi les utilise en 2017 pour établir Ahmed Bouanani comme une figure rappelant à la fois l’oppression exercée par le pouvoir monarchique à son époque, tout en représentant une force subversive qui transcende les époques. Ainsi, accorder un documentaire à Ahmed Bouanani et à son travail n’a pas seulement pour objectif pour Ali Essafi de réhabiliter et de rendre hommage à un grand artiste du passé, mais aussi de montrer que ce dernier représente encore aujourd’hui le refus de tout assujettissement face à tout pouvoir totalitaire, une position critique dont le Maroc a autant besoin aujourd’hui qu’à l’époque coloniale ou à l’époque de Hassan II.

Mémoire 14, le film d’Ahmed Bouanani, ainsi que la manière dont les cinéastes ultérieurs l’ont adapté et réinterprété, montrent que le pouvoir passe d’un tyran à un autre en utilisant les mêmes systèmes tout en les adaptant et les actualisant. Cette perspective rappelle la phrase de Walter Benjamin : « Ceux qui règnent à un moment donné sont les héritiers de tous les vainqueurs du passé (Benjamin, 2000 : 432). » Bouanani, Reggab et Essafi, chacun à sa façon et selon son époque, soulignent une particularité du cinéma marocain : il a été introduit et institutionnalisé de manière à être sous la tutelle de l’État, quel que soit le pouvoir en place. Cette tutelle, concentrée dans l’organisme d’État du CCM, a été instaurée pendant le protectorat, a persisté après l’indépendance et subsiste jusqu’à nos jours. Mémoire 14 constitue ainsi une incitation à garder une conscience aiguisée à l’égard du cinéma et à rejeter toute tentative d’instrumentalisation par un pouvoir qui chercherait à l’utiliser comme un moyen d’assujettissement ou d’autolégitimation. Plusieurs cinéastes et vidéastes contemporains travaillent dans ce sens et nous pouvons citer quelques exemples de leurs œuvres qui mettent à mal les nombreuses tentatives d’instrumentalisation du cinéma par des pouvoirs néocoloniaux et postcoloniaux comme WWW : What a Wonderful World (film de fiction, Faouzi Bensaïdi, 2006), J’ai tant aimé (documentaire, Dalila Ennadre, 2008), Fragments (essai filmique, Hakim Belabbès, 2010), En attendant Pasolini (film de fiction, Daoud Aoulad-Syad, 2012), The Hole’s Journey (vidéo installation, Ghita Skali, 2020), Avant le déclin du jour (documentaire, Ali Essafi, 2020). [6]

Bibliographie :

Benali, A. (1998). Le Cinéma colonial au Maghreb : l’imaginaire en trompe - l’œil. Paris : Cerf.

Benjamin, W. (2000). Œuvres (Tome 1), Traduit de l’allemand par Maurice de Gandillac. Paris : Gallimard.

Bouanani, A. (1981). Propos recueillis par Noureddine Saïl. « J’ai choisi la voie du mythe » [entretien]. CinémAction 14 : 223-225. Paru initialement dans Maghreb Informations, 23/03/1973.

Bouanani, A. (2018). « Petite histoire du cinéma au Maroc » (version 2). Dans Marie Pierre-Bouthier, Pour un nouveau regard : Gestes documentaires de résistance au Maroc, des années 1960 à nos jours. Thèse de doctorat. Paris : Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Bouanani, A. (2020). La Septième Porte. Une histoire du cinéma au Maroc de 1907 à 1986. Rabat : Kulte.

Carter, S. G. (2009). What Moroccan Cinema ? A Historical and Critical Study. 1956-2006, Lanham : Lexington Books.

Dossier cinéma. (1966). Pour un cinéma national. Souffles 2 : 19-39.

El Ajraoui, M. (2023). Renvois filmiques dans le cinéma marocain. Une pratique esthétique et politique. Thèse de doctorat. Paris : Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

El Ajraoui, M. (agosto de 2022) . Dependencias e independencias del cine marroquí. en Caminal, R. (ed.). A*Desk Magazine. Disponible sur : https://a-desk.org/magazine/dependencias-e-independencias-del-cine-marroqui/. (Consulté le  1 août 2024).

Essafi, A. (2018).  Propos recueillis par Marie Pierre-Bouthier, Pour un nouveau regard : Gestes documentaires de résistance au Maroc, des années 1960 à nos jours. Thèse de doctorat. Paris : Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne.

Mouline, N. (2015). La Fête du trône : petite histoire d’une tradition inventée. In Dupret, B., Rhani, Z., Boutaleb, A., & Ferrié, J., Le Maroc au présent : D’une époque à l’autre, une société en mutation. Casablanca : Centre Jacques-Berque.

Skali, G. (2023). Propos recueillis par Mariam El Ajraoui. « Ghita Skali et le trou du pouvoir » [entretien]. Dans Terss Plateforme. Disponible sur : https://terss.net/ghita-skali-et-le-trou-du-pouvoir/. (Consulté le 1 aout 2024).

[1] « Il m’a fallu visionner bon nombre de documentaires coloniaux, des courts-métrages toxiques. [...] L’ensemble de cette production s’efforce de faire valoir le travail de transformation, de modernisation opéré par la présence de la France au Maroc. Ce qui m’a évidemment amené à utiliser de façon systématique une méthode de sape basée sur la démystification constante » (Bouanani 1981 : 4).

[2] Dahir du 08/01/1944 (11 moharrem 1363).

[3] Difficile de dire de quel sultan il s’agit. Le fragment étudié débute à environ 5mn 30s du début du film.

[4] Il s’agit de l’image de la capture en 1909 de Rogui Bou Hmara. (Cf. Bouanani, 2020 : 107).

[5]  L’extrait intervient à 1h24min du début du film.

[6] Pour plus d’informations sur les relations entre le cinéma marocain et les pouvoirs auxquels il doit faire face voir : Mariam El Ajraoui, Renvois filmiques dans le cinéma marocain. Une pratique esthétique et politique, thèse de doctorat, dirigée par José Moure, Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, 2023 ; Dependencias e independencias del cine marroquí, en Ro Caminal (ed.), A*Desk Magazine, agosto de 2022 ; « Ghita Skali et le trou du pouvoir [entretien], propos recueillis par Mariam El Ajraoui, in. Terss Plateforme, 2023