Ksikes : Qu’est-ce qui vous a poussé à écrire ce livre, Ainsi pensait Aziz Belal[1] ? Les travaux de la commission spéciale pour le nouveau modèle de développement auxquels vous avez pris part ? Le manque de reconnaissance des précurseurs au sein de l'université marocaine ? Ou le besoin de refonder une pensée économique marocaine non oublieuse de ses fondateurs ?

El Aoufi : Je demandais chaque année à mes étudiants de sciences économiques (niveau master et doctorat) s’ils connaissaient Aziz Belal et ses travaux, la réponse était systématiquement non. Dans les travaux de thèse soutenues aujourd’hui, les références marocaines sont quasi-absentes. Il y a chez les jeunes générations une ignorance des écrits des économistes marocains, notamment ceux des précurseurs. J’ai voulu, pour ainsi dire, attirer l’attention sur une « bévue » injustifiable en termes de recherche scientifique. J’ai donc décidé de rédiger un petit digest à l’adresse des étudiants pour faire connaître les travaux fondateurs de Aziz Belal. C’est aussi, dans le même mouvent, une reconnaissance de « dette intellectuelle » vis-à-vis de celui qui fut mon maître, mon professeur depuis la licence jusqu’au doctorat et qui encadra mes travaux de recherche notamment La Marocanisation et le développement de la bourgeoisie (2023). « Le besoin de refonder une pensée économique marocaine non oublieuse de ses fondateurs » ? Vous avez raison, ce besoin est essentiel et, au-delà des fondateurs, il s’agit de ne pas perdre le fil de l’histoire économique du Maroc. Je suis frappé par les tendances d’une recherche académique qui est une « plongée en aveugle », avec une démarche ahistorique, ne prenant pas en compte les effets de la « dépendance au sentier ». Quant aux travaux de la commission sur « le nouveau modèle de développement », il est vrai que le « spectre » de Aziz Belal (au sens de J. Derrida), ou « l’esprit de Belal », ne m’a pas quitté tout au long de ces travaux.

Ksikes : En quoi le fait de revisiter les travaux d'Aziz Belal prolonge ou s'écarte-t-il de vos recherches et écrits antérieurs ?

El Aoufi : Plutôt ce sont mes travaux qui tentent de s’inscrire dans le droit fil de sa pensée et de sa démarche analytique. Oui, il faut relire Aziz Belal et revisiter, à frais nouveaux, l’ensemble de ses travaux. Un retour, même critique, sur la pensée économique de Aziz Belal trouve sa justification dans la récurrence des problématiques qu’il a explorées dès L’investissement au Maroc (1968) et dont il a poursuivi l’analyse dans Développement et facteurs non-économiques (1980). Les processus à l’œuvre aujourd’hui au Maroc renvoient à des contraintes, à des dilemmes, à des indéterminations en matière de choix collectifs qui se trouvent, en creux ou en plein, dans ses travaux. Les problèmes liés au volume de l’investissement, à son origine, à son orientation, à l’appariement entre taux d’investissement, d’épargne et de croissance, à l’anticipation des effets d’induction et de multiplication de l’investissement, aux critères de définition des secteurs de propagation et d’entraînement, etc.- tous ces problèmes semblent se poser dans des termes au fond quasi-similaires. L’investissement s’achève sur un chapitre étonnamment en phase avec le « Nouveau modèle de développement » (2021) : outre les enchaînements d’ordre économique ouvrant « la voie de la croissance auto-entretenue » - qui sont nécessaires mais non suffisantes - il met en exergue une série d’autres conditions, non moins déterminantes, situées « à la jonction de l’économique, du sociologique et du politique ».

Ksikes : Pensez-vous que par l'entrée du développement, telle que abordée par Aziz Belal, il y aurait aujourd'hui moyen de refonder en économie une pensée post-coloniale ?

El Aoufi : On doit à Paul Ricoeur (1983) une réflexion fondamentale sur les catégories de temps, de récit et de mémoire. D'aucuns ont parlé, à propos de l'héritage colonial, d'un « trou de mémoire », d'un oubli dans l'inventaire. Issues de l'ouvrage fondateur de Edward Saïd L'orientalisme (1978) les études dites post coloniales tentent d'explorer un nouveau champ de recherche transdisciplinaire, opérant un retour critique sur le récit standard du colonialisme, une nouvelle lecture dans la textualité de ce que certains appellent « l'Odyssée de la modernité », qui serait exclusivement une oeuvre occidentale. Par rapport à ce récit canonique, les postcolonial studies opposent une revue critique de la littérature sur les limites du développement au sein des pays périphériques et proposent un autre narratif du fait colonial, l’histoire étant, en l’occurrence, créditée d'un principe performatif. La perspective frayée dans l’Investissement au Maroc procède de façon explicite de ce programme visant à reformuler la pensée économique post-coloniale dans le cadre d’un programme d'appropriation nationale de ce que Michel Foucault appelle la formation discursive.

Ksikes : Revisiter le legs d'un économiste-penseur peut-il nous aider à fonder une modernité ancrée dans nos réalités ?

El Aoufi : Je réponds à deux problématiques liées que suggère votre question. La première concerne ce qu’on pourrait appeler l’hypothèse de la modernité économique au Maroc. Certains travaux récents (Germouni, 2015) soutiennent que le Protectorat aurait joué un rôle majeur dans la modernisation du Maroc et que l’ « héritage colonial » serait plutôt positif.

Et si le Protectorat ne s’était pas produit? Question contrefactuelle qui pourrait remettre en question « l’axiome de l’indispensabilité » du Protectorat, pour reprendre une formule de R. Fogel (1964). Bien entendu, ce contrefactuel implique un travail d’une extrême complexité non seulement sur les innombrables faits stylisés liés à l’action, contextualisée et historiquement datée, du Protectorat français au Maroc, mais aussi sur les causalités à retenir pour produire un autre récit sur le fait colonial.

A. Belal consacre dans l'Investissement au Maroc, plusieurs développements aux « limites de la croissance économique coloniale ». Le « satellitisme économique et monétaire » se traduit par une structure duale : un secteur « d'investissement privilégié », moderne et à dominante capitaliste (infrastructure matérielle, activités exportatrices, distribution, immobilier, administration) d’un côté et un secteur de « sous-investissement » traditionnel et archaique (agriculture, artisanat, mais aussi industries de base et investissement culturel) de l’autre.

Le Maroc colonial était, selon l’auteur, caractérisé par une insuffisance des « effets multiplicatifs » directs et indirects des investissements dans les infrastructures, insuffisance qui s'explique, notamment, par le transfert vers la métropole de l’essentiel de ces effets. « Dans les conditions de l'économie politiquement dépendante, écrit-il, les effets multiplicatifs directs et indirects de l'investissement ne jouent que très faiblement ou pas du tout ». L'épargne se trouve « projetée en permanence vers l'extérieur » transférant ainsi à l'étranger le mécanisme d'  « accélération » de l'investissement. Cette conclusion souligne une des caractéristiques essentielles des économies coloniales : contrairement aux causalités mises en évidence par la théorie standard, les investissements dans l'infrastructure peuvent s'avérer sans effet lorsqu’ils sont capturés par l'économie de la métropole.

La seconde problématique concerne la relation entre modernité, capitalisme et développement. Du point de vue de la théorie standard, le développement implique le passage d’une « économie traditionnelle » à une « économie moderne ». Il faut entendre le passage d’une économie non capitaliste à une économie pleinement capitaliste. Telle fut, théoriquement, la « mission » historique de la colonisation. Le double rapport marchand et salarial, qui définit le capitalisme, induit ainsi un processus irréversible de dissolution des rapports d’échange précapitalistes et des formes de production traditionnelles. Historiquement, il n’en fut rien partout dans les pays soumis à la colonisation capitaliste. Plusieurs travaux (Samir Amin, notamment) ont montré que le principe du développement inégal (1973) qui est consubstantiel à l’accumulation capitaliste à l’échelle mondiale (1970) implique un double processus de dissolution-conservation des rapports traditionnels, les formes de production continuant d’exister sous la domination de formes purement capitalistes. Cette dialectique dissolution-conservation de rapports traditionnels est une conjecture explicite dans le Capital de Marx. Les faits historiques confirment aujourd’hui une telle conjecture théorique. D’aucuns toutefois, édifiés par l’effet mondialisation, continuent de penser que le procès du sous-développement est réductible à la dualité moderne-traditionnel et que le plein développement implique nécessairement une extension de la sphère capitaliste et un délitement total et irréversible de la sphère traditionnelle. Force est de constater que, en dépit de l’illimitation néo-libérale qui l’accompagne, la mondialisation n’a pas pour autant réussi à repousser le secteur traditionnel dans ses derniers retranchements. Au contraire, une partie de la valeur créée à l’échelle mondiale continue d’être générée par le secteur dit traditionnel, lequel continue d’être exploité et dominé par le secteur dit moderne dans le cadre des nouvelles chaînes de valeurs mondiales.

Car le secteur traditionnel n’est plus ce qu’il était ayant subi un enrichissement au sens de Luc Boltanski (2017), c’est-à-dire une transformation en termes de rénovation (Belal, 1968). Ainsi plusieurs activités artisanales, notamment celles qui sont liées au tourisme, ont vu leurs produits enrichis, remis au goût du marché. Mais si la rénovation ou l’enrichissement du secteur traditionnel est une condition de sa survie, en revanche il devient un facteur de marchandisation des rapports sociaux et des valeurs non marchandes qui le singularisent et fait de lui, par conséquent, un secteur au service de l’accumulation du capital à l’échelle mondiale.

Au total, on est devant l’alternative : soumission du « traditionnel » au « moderne » maintenant et reproduisant, par conséquent, le dualisme hérité du Protectorat versus développement endogène des modes dits traditionnels et sanctuarisation de la sphère non marchande (coopérative et communautaire).

Ksikes : L'économie est l'une des disciplines qui a énormément importé des concepts voyageurs colportés par les experts et les organisations internationales. Qu'en pensez-vous ?  

El Aoufi : La discipline économique, dans sa version orthodoxe qui est toujours dominante, a connu une trajectoire allant de l’économie politique classique à la théorie néo-classique avec des inflexions institutionnalistes qui tendent à rejoindre certains courants de l’hétérodoxie. Le tournant néo-libéral observé à partir des années 1980 a trouvé sa traduction mainstream, en termes de politique économique, dans le « consensus de Washington » (discipline monétaire et budgétaire, libéralisation des échanges extérieurs, désengagement de l’État, privatisation, déréglementation, etc…)

A l’origine, la « sociologie coloniale » (Khatibi, 1967) s’est  constituée sur la base de rapports de « connaissance et de reconnaissance» ayant servi à l’instauration du Protectorat au Maroc et à la pacification des populations rurales.

Le Plan quinquennal 1960-1964 constitue un exception édifiante de rapport fondé sur une « démarche compréhensive » mobilisant des chercheurs et des experts notamment marocains (A. Belal, P. Pascon, G. Lazarev, entre autres). Il y aura, dans le même registre, le rapport intitulé 50 ans de développement humain et perspectives 2025 (2006) et le rapport sur Le Nouveau modèle de développement (2021).

A partir des années 1980, les rapports internationaux vont se multiplier et vont couvrir l'essentiel des domaines des politiques publiques (politique économique, financière, politiques sociales, emploi, éducation, santé, pauvreté, informel, etc.). Le Programme d'Ajustement structurel (1983-1993) fixe, une fois pour toutes pour le Maroc, une « règle d’or des finances publiques » (déficit budgétaire inférieur à 3%) et une « règle d’investissement soutenable » (dette publique inférieure à 60 % du PIB). A partir de la seconde moitié des années 1990, la suprématie des rapports internationaux sera renforcée par les « programmes sectoriels » élaborés par des cabinets de conseil internationaux (Plan Emergence, Maroc vert, Halieutis, Plan Azur, etc.).

Dans son ouvrage Quand dire, c'est faire (1970), le philosophe John Austin distingue deux types d'énoncés : l'énoncé constatif et l'énoncé performatif. Le premier n'implique aucune injonction, aucun ordre de faire (exemple le déficit budgétaire est de 5%). Le second, par le seul fait de son énonciation, pousse à accomplir une action, à traduire dans les faits un conseil, à exécuter une recommandation. L'énoncé, le « dire » se transforme en un « acte de réalité ». L'énoncé performatif implique une condition de succès, il faut que ça marche, il faut que « dire » puisse devenir « faire », c'est-à-dire effet. Il doit, par conséquent, émaner d'une instance dotée d'une légitimité ou d'une autorité réelle.

L'université n'est pas cette instance même si les énoncés constatifs propres à la recherche scientifique peuvent déboucher sur des conclusions de type performatif. L'Administration nationale produit des rapports de type performatif, mais dont la portée effective tend à devenir marginale. Ce sont les cabinets de conseil internationaux qui produisent aujourd'hui les énoncés performatifs pour le compte de l'Administration. Selon Austin de tels énoncés peuvent prendre plusieurs formes : implicites (tu peux faire, je te recommande de faire) ou explicites (je t'ordonne de faire, je te commande de faire),  comme ils peuvent être à la fois constatifs et performatifs. Les rapports internationaux ne sont pas performatifs explicites, mais plutôt  implicites et à la fois constatifs et performatifs. C'est cette ambiguïté, ou imposture, qui pose problème.


Ksikes : Qui espérez-vous lirait ce livre, Ainsi pensait Aziz Belal, et quel genre d’impact aimeriez-vous qu’il ait ?

El Aoufi : D’abord les étudiants, ensuite les décideurs publics dans le domaine économique et, j’ose espérer, le « public large » intéressé par les questions du développement. J’ai précisé dans le sous-titre du livre qu’il s’agit d’une  « introduction » aux travaux de A. Belal qui est une « introduction à l’économie du développement ». Travaux qui sont, dans leur inactualité même, toujours actuels.

Dans le contexte actuel, il importe de relire, dans le même mouvement, L'investissement au Maroc et Développement et facteurs non économiques. On y trouve les éléments, à la fois théoriques et empiriques, d’une « stratégie souhaitable du développement économique » que, de mon point de vue, Le Nouveau modèle de développement (2021) prolonge certaines de ses analyses et conclusions. C’est ce que j’ai appelé « Belal au-delà de Belal » dans mon livre. Je pourrai évoquer les quelque partis pris suivants :

i)               Ce sont les dynamiques internes, la diversification et la sophistication du système productif national, la convergence des politiques publiques et des stratégies privées nationales qui favorisent l'insertion active dans le régime international et contribuent à améliorer les conditions d'attraction des investissements directs étrangers et non l'inverse ;

ii)              Le développement n’est pas seulement une affaire d’investissement physique et matériel, les dimensions institutionnelles, politiques, sociales et culturelles comptent aussi ;

iii)            L’effet multiplicateur des infrastructures physiques se double d’un effet inclusif lorsque celles-ci englobent ce que R. Hansen (1965) appelle les « infrastructures sociales » dont la finalité est de renforcer les capacités humaines et d’accroître le potentiel du capital humain. C’est cette « jonction entre l’économique et le social », entre le matériel et l’immatériel, le physique et l’institutionnel qui, selon l’auteur, doit fonder le choix des investissements en matière d’infrastructures ; et

iv)            L’effet inclusif des « infrastructures physiques » implique, dès lors, d’infléchir la trajectoire des investissements en intégrant les « infrastructures humaines » comme composante primordiale de la « stratégie souhaitable du développement national ».

Le chapitre 4 de l’Investissement intitulé (1968) « Transformation des structures et maximisation des effets multiplicatifs de l’investissement » se décline comme un programme holistique : transformation des rapports externes et internes de l’économie et de la société, création d’une organisation économique et sociale d’un type nouveau, c’est-à-dire en mesure d’assurer à la fois la diffusion du progrès, l’harmonisation nécessaire de la centralisation et de la décentralisation, de la discipline et de la libre initiative et, last but not least, conciliation des impératifs d’efficacité économique et de justice sociale.


Ksikes : Sur quels autres projets travaillez-vous en ce moment ?

El Aoufi : Trois projets collectifs : un E-Handbook marocain d’économie du développement, une Histoire économique du Maroc présent et contemporain en codirection avec l’historien Tayeb Biad (les deux dans le cadre du Laboratoire d’économie du développement[2]) et une enquête sur La recherche en sciences économiques au Maroc : État des savoirs  (dans la cadre de l’Académie Hassan II des sciences et Techniques). Je travaille aussi sur une enquête, en arabe, sur les principes d’économie politique,  dans ce qu’on pourrait appeler le Fiqh économique.  

Noureddine EL AOUFI est professeur de sciences économiques, titulaire de la Chaire Économie du Développement (Faculté des sciences juridiques, économiques et sociales –Université Mohammed V de Rabat), membre résident de l’Académie Hassan II des Sciences et des Techniques, et directeur du Laboratoire Économie du développement (LED) et des revues Critique économique et Nahda (en arabe).

Références :

Amin, S. (1973). Le Développement inégal. Paris : Minuit.

----------. (1970). L’Accumulation capitaliste à l’échelle mondiale. Paris : Anthropos.

Belal, A. (1968). L’investissement au Maroc 1912-1964. Paris-La Haye : Mouton.

----------. (1980). Développement et facteurs non-économiques. Rabat : SMER.

Boltanski, L. and A. Esquerre. (2017). Enrichissement. Une critique de la marchandise. Paris : Gallimard.

Commission spéciale sur le modèle du développement. (2021). Le Nouveau modèle de

développement : Rapport général.

El Aoufi, N. (2023). La Marocanisation et le développement de la bourgeoisie. Rabat : Edition Economie Critique.

Fogel, R. (1964), Railroads and American Economic Growth : Essays in Econometric History. Balitmore :  Johns Hopkins University Press.

Germouni, M. (2015). Le Protectorat français au Maroc. Un nouveau regard. Paris :

L’Harmattan.

Hansen, N. (1965). « Unbalanced Growth and Regional Development. » Western Economic

Journal, vol. 4.

Khatibi, A. (1967). Bilan de la sociologie au Maroc. Rabat : Bulletin économique et social du

Maroc.

Ricoeur, P. (1983). Temps et récit. Paris : Seuil.

Saïd, E. (1978). L'orientalisme. Paris : Seuil.

[1] Noureddine El Aoufi, Ainsi pensait Aziz Belal, Ed. Le Fennec, 2023

[2] www.ledmaroc.ma.