Nous nous révoltons simplement parce que, pour de nombreuses raisons, nous ne pouvons plus respirer.
— Frantz Fanon
Aux premières heures du 27 janvier 1972, les services de sécurité marocains ont ratissé un quartier résidentiel à Rabat, dans le cadre d’un coup de filet à l’échelle nationale qui a raflé des étudiants, des enseignants, des syndicalistes et des intellectuels. Deux écrivains, Abdelatif Laâbi et Abraham Serfaty, rédacteurs en chef de la revue Souffles, et fondateurs du groupe marxiste-léniniste Ila al-Amam (En Avant) figuraient en tête de liste du régime. En 1966, un groupe de poètes marocains d’avant-garde, dirigé par Laâbi, avait lancé le trimestriel Souffles, une revue littéraire. Les premiers numéros de Souffles ont publié de la poésie expérimentale, des essais sur la littérature et l’art marocains, mais la publication s’est progressivement transformée en un lieu pour la pensée anticoloniale et la solidarité tiers-mondiste. En 1968, après que Serfaty eut rejoint la rédaction, la publication est devenue plus militante politiquement, a élargi son lectorat, et a lancé une version arabe (Anfas) en 1971. Entre 1966 et 1972, Souffles/Anfas a publié une étonnante gamme de textes—tracts, lettres ouvertes, interviews, art abstrait, essais sur le cinema novo brésilien, la lutte palestinienne, le futurisme russe et le mouvement Black Power, discours de dirigeants anticoloniaux comme Amical Cabral, poésie du barde syrien Adonis, et les comptes-rendus de festivals panafricains et de conférences anticoloniales.
À l’aube de ce jour de janvier, Laâbi allait être arrêté à Rabat, torturé et condamné plus tard à dix ans de prison ; après en avoir purgé huit ans et demi, et pour être rayé des listes d’Education nationale – ce qui fait qu’il ne pouvait plus travailler – il est parti vers la France en 1985. Serfaty passa à la clandestinité, vivant dans des maisons de passage pendant deux ans, jusqu’à ce qu’il soit arrêté en 1974, torturé et emprisonné pendant 17 ans, avant d’être expulsé vers la France. Après l’arrestation des rédacteurs en chef, la publication s’est lentement éteinte ; le dernier numéro est sorti en janvier 1972. La dure réponse du régime marocain à cette publication littéraire témoigne de l’influence croissante de Souffles/Anfas parmi les étudiants et les travailleurs du Maghreb, et dans la création de liens avec les mouvements de libération à travers l’Afrique, l’Amérique latine et le Moyen-Orient. Souffles est la première publication véritablement post-coloniale et tricontinentale, émergeant pendant les années post-indépendance, s’engageant avec et reliant toutes les régions autrefois colonisées d’Asie, du Moyen-Orient, d’Afrique et des Amériques. (Le magazine de La Havane Tricontinental a été lancé en août 1967 un an après Souffles, et peu après la publication Lotus : Afro-Asian Writings a été fondée à Beyrouth.)
Le journal Souffles est né en 1966 à un moment de grande pression politique, alors que le jeune roi Hassan, abandonnant la proximité de son père avec le mouvement des non-alignés, déplaçait le régime marocain vers la droite. Souffles deviendrait la publication phares de la gauche marocaine.1 Les critiques tranchées de Souffles à l’égard de l’ordre politico-économique marocain ont secoué le makhzen - l’État marocain - surtout lorsqu’il a commencé à publier en arabe. Le roi Hassan II méprisait notoirement les intellectuels et les écrivains, favorisant les technocrates et les érudits traditionnels (El Guabli, 2023). La répression de 1972 marquera le début d’une ère de tentatives de coups d’État et de répression brutale, qui inclura la fermeture des départements de sociologie et de philosophie et le blocage des campagnes d’alphabétisation (Madoui, 2015). Cette ère sombre, connue sous le nom d’« Années de plomb », (Hachad, 2019) ne commencera à se dissiper qu’avec la mort d’Hassan II en 1999. Ce n’est qu’alors (en 2000) que Serfaty, alors en fauteuil roulant, a été autorisé à retourner au Maroc, et que les gens ont commencé à parler publiquement de Souffles-Anfas et de la « guérilla linguistique » derrière eux (Tenkoul, 1982).2 Le Printemps arabo-amazigh allait bien sûr susciter un intérêt accru pour l’histoire de la gauche nord-africaine, et en 2013, Kenza Sefrioui a publié son excellent livre La revue Souffles 1966-1973. Espoirs de révolution culturelle au Maroc, qui transmet l’histoire de cette revue à un public francophone.
Un demi-siècle après, il est exaltant de voir que le pays a une scène culturelle et intellectuelle dynamique, avec des écrivains marocains, des artistes, des scientifiques sociaux – excellents, dans le pays et à travers le monde. Pourtant les défis que le collectif Souffles a identifiés en 1966 restent, de la domination de la diplomatie et des entreprises françaises française sur l’environnement de l’édition marocaine à la faiblesse de l’infrastructure intellectuelle, à la répression étatique ; et l’isolement, les privations et la vulnérabilité des universitaires marocains persistent. Les défis actuels d’une récession économique mondiale, d’une poussée autoritaire, d’une concurrence imminente entre les États-Unis, la Russie et la Chine qui se déroulera en Afrique, et d’une ingérence renouvelée des États du Moyen-Orient (Golfe) au Maghreb, font que le contexte n’est pas différent de celui auquel faisaient face Laâbi et ses camarades. Pourtant, depuis Souffles, il n’y a pas eu de forum pour rassembler des chercheurs marocains afin de réfléchir sur ces questions, de connecter les intellectuels du royaume avec leurs frères et sœurs marocains à l’étranger, et de lier plus largement les luttes post-coloniales au Maghreb avec celle du Sud du monde.
Nous avons le plaisir d'annoncer que, cinquante ans après avoir été réduit au silence, Souffles-Anfas renaît de ses cendres. Avec la bénédiction de M. Laâbi, nous lançons Souffles (en arabe : Anfas al-Alam ; site web : Souffles Monde) en tant que plateforme pour la recherche décoloniale, pour promouvoir les jeunes universitaires marocains et maghrébins, pour créer des relations de mentorat, pour construire une culture de justice épistémique qui reconnaisse les réalisations des universitaires locaux, et pour traduire un travail de pointe qui passerait inaperçu en raison de l’accès asymétrique aux marchés universitaires et aux circuits de publication mondiaux. Souffles Monde aspire à réhabiliter le travail des intellectuels maghrébins. Le collectif Souffles reconnaît que la production de connaissances est un outil d’émancipation et de changement social. La façon dont les connaissances sont produites et diffusées façonne la façon dont nos sociétés sont perçues, discutées et sont exploités, matériellement et immatériellement.
Dans les pages ci-dessous, nous passons en revue l’histoire et le travail de Souffles en soutenant que son projet reste extrêmement pertinent. Au cours de ses six années Souffles-Anfas a couvert une gamme de questions et de débats. Nous nous concentrons ci-dessous sur quatre questions que Souffles a abordées et qui restent pressantes : 1/ la question de la langue : c’est la nécessité pour le Maroc de refaire et de mobiliser la langue – n’importe quelle langue – pour la tâche de critique de l’hégémonie occidentale et de la conception monolithique régnante de la tradition arabo-islamique ; 2/la relation du royaume avec l’Afrique, et la pensée panafricaine ; 3/la relation du Maroc avec le mouvement tricontinental et la gauche du Tiers Monde, en particulier l’Amérique latine ; et 4/la relation du Maroc avec Israël et la question palestinienne. En résonance avec le premier numéro de Souffles publié en mars 1966 qui aborde la question de la culture et de l’identité nationale, le premier numéro de Souffles se concentre sur la question de l’identité, du pluralisme et de la diversité ethnoraciale au Maroc contemporain.
« Drame linguistique »
Souffles a commencé petit, mais avec fracas. Laâbi publie le premier numéro au printemps 1966, une décennie après l’indépendance du Maroc de la France, un an après les sanglantes manifestations étudiantes de mars 1965, et quelques mois après l’assassinat en France de Mehdi Ben Barka, homme politique socialiste et icône de la gauche internationale. Le journal est sorti de l’appartement de Laâbi à Rabat, préparé par des bénévoles, en particulier Jocelyne Laâbi, imprimé à Tanger, et vendu dans certaines villes marocaines pour 1,5 dirhams. Dans le Manifeste inaugural, Laâbi écrivait : « Quelque chose est en marche en Afrique et dans le reste du tiers monde. L’exotisme et le folklore sont en train de chuter. Personne ne peut prédire où cela mènera. Mais le jour viendra où les vrais porte-parole de ces collectivités feront vraiment entendre leur voix. » Les fondateurs de Souffles – Laâbi, Mustafa Nissabouri, Mohammad Khaïr-Eddine, Mohammed Melihi, Mohamed Chabaa, Farid Belkahia - voulaient que le Maghreb fasse partie de cette vague révolutionnaire. Le premier plaidait pour la fin de la stagnation culturelle de l’époque coloniale – la « sclérose de la forme et du contenu, [l’] imitation sans honte » et pour des voix plus représentatives (Laâbi, 1966, p.6).3 À cette fin, au début de 1967, le groupe Souffles lança une maison d’édition, Atlantes, pour contrer le monopole séculaire des éditeurs français en Afrique du Nord et fournir un débouché aux écrivains maghrébins pour exprimer leur « vraie voix ».
Frantz Fanon domine le projet Souffles-Anfas. La plupart des auteurs de Souffles avaient passé du temps lisant et parfois écrivant pour Présence Africaine, le trimestriel panafricain fondé en France en 1947. Ils considéraient les penseurs martiniquais Aimé Césaire et Frantz Fanon comme des « frères aînés ». Inspiré de la théorie de la culture nationale et de la libération de Fanon, Laâbi utilisait, dans son essai d’ouverture, l’expression « décolonisation culturelle » – plusieurs critiques soutiennent qu’il a inventé cette expression (Fanon, 1952). Le poète se demandait comment la lutte pour une culture nationale au Maroc pourrait créer des opportunités d’émancipation – et vice versa (Laâbi, 1996). Il aborde la question de la langue et de l’identité : dans quelle langue les écrivains maghrébins de sa génération, qui ont grandi en parlant arabe ou amazigh à la maison, mais qui écrivent le français à l’école – écrivent-ils ? Une décennie plus tôt, Albert Memmi - l’essayiste tunisien – un autre « frère aîné » du groupe Souffles, avait qualifié cette condition de « dualité linguistique » de l’enfant colonisé. Memmi avait prédit que la fin du colonialisme signifierait la fin de la littérature maghrébine en français – vu que les écrivains nord-africains opteraient désormais pour l’arabe. Laâbi désapprouvait catégoriquement, disant que l’écrivain postcolonial devrait décoloniser la langue du colonisateur – la subvertir, la changer, employer le « terrorisme linguistique » quand cela est nécessaire pour en faire sa propre langue. Il aimait particulièrement Kateb Yacine, le romancier amazigh et athée déclaré, qui avait choisi d’écrire en français, disant que la langue était « notre butin de guerre ». L'ambivalence linguistique de Souffles est évidente dans son auto-description comme la « revue culturelle arabe du Maghreb » bien qu'elle ait été écrite et publiée en français dès le départ.
Dès le début, Souffles cherchait à bousculer l’establishment littéraire français avec sa promotion des écrivains « ethnographiques », des « faux talents vaillants » qui écrivaient des choses exotiques, recyclant des clichés fatigués au profit du colonisateur. Les contributeurs ont également réfléchi à la façon dont La Peste du Prix Nobel français Albert Camus, qui était alors une lecture obligatoire pour tous les étudiants du baccalauréat marocain, a effacé les personnages algériens, et ont examiné comment les administrateurs coloniaux français avaient utilisé Al Muqaddimah d’Ibn Khaldun, des années avant que les universitaires postcoloniaux du milieu universitaire américain ne commencent à publier sur ces mêmes questions (Laâbi, 1967). Laâbi et ses amis ont aussi tourné leurs armes vers l’establishment littéraire et le mouvement nationaliste arabes, qui avaient répudié les écrivains maghrébins qui écrivaient en français, ou critiquaient la société maghrébine en français. Les premiers numéros de Souffles rendent hommage aux romanciers marocains et algériens Driss Chraïbi et Kateb Yacine, en tant que pionniers qui avaient critiqué leurs sociétés en français et avaient été fustigés – sinon bannis – pour cela. Le roman de Chraïbi, Le Passé simple (1954), par exemple, a offert une exploration cinglante de l’oppression au sein de la société marocaine – à travers la famille, le patriarcat, le racisme et l’establishment religieux. Les nationalistes ont vilipendé Chraïbi pour avoir repris des stéréotypes orientalistes français. Laâbi a clairement indiqué que la revue accueillerait des écrivains bannis comme Chraïbi et Yacine, les décrivant comme des exemples d’anciens qui avaient réussi à « décoloniser » l’histoire - empruntant une expression du livre de Mohamed Sahli Décoloniser l’histoire : Introduction à l’histoire du Maghreb (1965).
Inspirés par les appels de Fanon à transcender les binarités coloniales, Laâbi et ses camarades soutenaient que Souffles seraient un lieu de « double critique » – une évaluation de l’hégémonie occidentale et du néocolonialisme, mais aussi une critique interne de la domination arabo-islamique, même si les dénonciations de « traditions ancestrales étouffantes » pouvaient être armées par des adversaires occidentaux (Laâbi, 1969-70). Ils ont ainsi rompu avec la génération précédente et ses binarités - colonisateur/colonisé et français contre arabe-, notant que la querelle sans fin sur le choix de la langue avait entravé le développement d’une culture nationale. Ils ont appelé les écrivains marocains à écrire dans n’importe quelle langue – français ou arabe ou n’importe quelle autre, juste pour avoir leur propre langue. Ainsi, si dans les années 1930, le mouvement anticolonial marocain choisissait l’arabe comme langue du nationalisme et de la solidarité avec l’Orient arabe, au milieu des années 1960, le collectif Souffles soutenait que le français et l’arabe pouvaient être utilisés pour la décolonisation. En 1971, cependant, Laâbi publiera un célèbre mea culpa reconnaissant que Souffles n’a pas atteint un public plus large en raison des niveaux d’analphabétisme du Maroc et de la décision de son groupe de publier en français. Peu de temps après, il a annoncé le lancement d’Anfas, la revue en langue arabe – alors que l’intelligentsia marocaine se tournait de nouveau vers l’arabe (Laâbi, 1971).
Le drame linguistique marocain se poursuit et reste lié à la situation du pays entre l’Europe, l’Afrique et le monde arabe. La reconnaissance de l’amazigh comme langue officielle par la Constitution de 2011 et le retour du Maroc dans l’Union africaine en 2017 ont poussé le débat sur la darija (arabe vernaculaire marocain) ou la fus‘ha (arabe standard moderne), le français ou l’anglais dans de nouvelles directions. Le « drame linguistique » du Maroc était lié au débat sur la nature de l’État post-colonial, qui a approfondi le fossé entre l’arabe et le français, marginalisant le tamazight, jusqu’à ce qu’émerge un puissant Mouvement Culturel Amazigh qui a recentré celui-ci comme une composante essentielle de l’identité marocaine (Slyomovics, 2016). Ce numéro inaugural de Souffles-Monde comprend des essais provocateurs de deux jeunes chercheurs qui abordent explicitement la question de la langue et de l’identité politique. Ali Mouryf, chercheur à l’Institut royal de la culture amazighe (IRCAM), examine la question de l’identité amazighe au prisme de l’enseignement de l’histoire et de la conception de programmes pour les écoles secondaires. Yousra Hamdaoui, chercheuse sur le Sahel, examine le rôle des maisons d’édition panafricaines et la circulation de la littérature marocaine en Afrique francophone et arabophone.
Il convient de noter que, malgré tout son cosmopolitisme, Souffles n’a jamais offert grand-chose sur la culture et la politique amazighes – en dehors de la poésie du Tafrouate-né Mohammed Khaïr-Eddine. Peut-être le dahir berbère de 1930, la tentative des colonialistes français de gouverner les Arabes et les Berbères à travers différents systèmes juridiques, qui a déclenché le mouvement nationaliste marocain, était-il un souvenir encore trop frais au Maroc. Cette négligence était également le résultat de la vision marxiste-léniniste, qui privilégiait l’unité nationale et la lutte des classes sur des identités particulières. De même, Souffles a rarement fait entendre la voix des femmes. Sur 22 numéros, la revue a publié trois fois des femmes : le poème de l’écrivaine libano-américain Etel Adnan, l’essai de Jeanne-Paule Fabre sur l’écriture des femmes marocaines et l’œuvre de l’historienne de l’art italienne Toni Maraini sur les peintres marocains. Contrairement à son contemporain LAMALIF, qui publiait d’éminentes penseuses féministes maghrébines, Souffles ne publia aucune femme écrivaine marocaine (Babana-Hampton, 2008). Souffles est au fait de cette histoire, et sera une plateforme inclusive où le genre et les identités ethnoraciales sont non seulement les bienvenus, mais encouragés. Ce numéro comprend un article du sociologue Yassine Yassni sur le racisme à l’égard des femmes noires au Maroc. En outre, la sociologue et spécialiste du genre Zakia Salime offre un hommage émouvant à sa grand-mère Lalla Khnata, retraçant son histoire de vie des années 1950 de Tafilelt à la médina de Fès, analysant les profondes solidarités féminines qui ont été stimulées par les processus de déplacement des femmes de la périphérie à la ville impériale de Fès.
Maroc Africain
Souffles, aux côtés du magazine Transition (1961-1977), basé en Ouganda, a été l’une des premières publications anticoloniales panafricaines à paraître sur le continent. Les écrivains de Souffles ont atteint leur majorité né à la fin des années 1950 et dans les années 1960. Comme l’écrit l’historienne Paraska Tolan Szkilnik dans son livre Maghrib Noir (2023), c’était une époque où Rabat était, un « centre de la pensée anti-impériale » accueillant une série de mouvements de libération des colonies portugaises, accueillant des leaders comme le théoricien révolutionnaire Amilcar Cabral et le leader du MPLA Mario de Andrade, une époque où Nelson Mandela et Frantz Fanon participaient à des camps d’entraînement à Oujda (Tolan-Szkilnik, 2023). De 1966 à 1969, chaque couverture de Souffles a été ornée d’un soleil noir, symbole d’une Afrique montante, ou peut-être d’une torche africaine éclairant d’autres parties du monde.
La question de savoir si le nationalisme arabe ou le panafricanisme était un cadre plus approprié pour s’attaquer à l’assujettissement culturel du Maghreb a été un thème dès les premières années. Les auteurs de Souffles ont souvent vu l’« aliénation » du Maghreb à la lumière de la « double aliénation » du Noir, et avec un œil sur la situation en « Afrique noire » et dans la Caraïbe francophone. Sur la question de la langue, Laâbi comparera le Maghreb au reste du continent, notant que les crises linguistiques en « Afrique noire » ne sont pas aussi « polémiques » qu’en Afrique du Nord. La multiplicité des langues en Afrique subsaharienne, et l’absence d’une langue écrite unifiée, signifiaient que les États en dehors de l’Afrique du Nord pouvaient adopter une langue européenne (français ou anglais ou portugais) comme lingua franca avec peu de résistance. En Afrique du Nord, où l’arabe a dominé pendant des siècles en tant que langue écrite faisant autorité, le choix d’une langue européenne est forcément plus conflictuel. Mais, selon Laâbi, l’arabe pouvait aussi être transformé et redéfini.4
En dialogue avec les écrivains francophones et lusophones d’Afrique, de France et de la Caraïbe, Souffles émergea également comme plateforme de débats autour de la race et de la Négritude. Le mouvement de la Négritude est né à Paris dans les années 1930, inspiré par la Renaissance de Harlem et le mouvement surréaliste. Les fondateurs de l’école, les trois pères, comme on les appelait, étaient les poètes Aimé Césaire, Léopold Senghor et Léon-Gontran Damas, qui se rencontrèrent comme élèves à Paris et lancèrent la revue L’Étudiant Noir en 1934. C’est le poète martiniquais Césaire qui inventera le terme « négritude » dans son poème Cahier d’un retour au pays natal (1939), considérant le concept comme une affirmation de la fierté et de l’histoire noires, et comme un contrepoids à l’universalisme occidental qui parlait de liberté et d’égalité mais dépréciait les Noirs. Le poète sénégalais Leopold Senghor irait plus loin, définissant la négritude comme « l’ensemble des valeurs de la civilisation noire » et « une conception du monde qui est radicalement opposée à la philosophie traditionnelle de l’Europe ». Il soutient que la négritude est façonnée par l’unité culturelle, comme le montrent la « force vitale » des religions africaines lointaines, les rythmes (musicaux) (ou ce qu’il appelle le « style nègre ») et l’esthétique géométrique des masques africains vus à travers les pays africains. La pensée de Senghor inspirerait certaines des conceptions les plus populaires et les plus problématiques de la négritude - la « chaleur mystique de la vie africaine », la prétendue proximité de la nature et le lien avec les ancêtres de l’Africain, contrairement au matérialisme et à l’absence d’âme de la civilisation occidentale (Okune, 2011 ; Markowitz, 1969, p.123). Les critiques de gauche de Senghor, à commencer par Fanon, trouveraient ce langage essentialiste, totalisant et faisant écho aux stéréotypes coloniaux.
Fanon concédait qu’en affirmant un passé noir, la négritude pouvait aider l’Africain colonisé à développer un sens positif de soi. Il pensait que les écrits d’Aimé Césaire avaient contribué à susciter un éveil politique chez les Antillais (Fanon, 1991, p. 89). Mais même s’il s’agissait d’un premier pas important vers l’émancipation, la négritude était insuffisante et présentait des inconvénients. Fanon soutenait qu’en privilégiant la « race » et en ignorant les conflits de classe, la négritude permettait la domination bourgeoise et par extension le néocolonialisme. La négritude, à ses yeux, a aplati l’identité et l’expérience noires. « Car il n’y a pas un seul Noir - il y a beaucoup d’hommes noirs », écrirait-il, ajoutant que la désaliénation d’un médecin noir en Guadeloupe était différente de celle d’un ouvrier du bâtiment à Abidjan, Côte d’Ivoire (Fanon, 1991, p. 115). La connaissance de l’histoire des Noirs était inspirante, mais parler d’un « passé mythique » était improductif. Dans Les Damnés de la Terre, Fanon observe qu’exalter la grandeur de la civilisation songhaïe ne ferait pas grand-chose pour aider le Songhaï exploité. Les poètes de la Négritude, conclut Fanon, trafiquaient une « culture momifiée, de curiosités et de choses exotiques ». Les tensions entre la vision anticoloniale de Fanon et la Négritude dégriffée de Senghor sont compréhensibles. En tous cas, Aimé Cesaire et Fanon ont été des repères majeurs pour le collectif Souffles. Le poème explosif de Mohammed Khaïr-Eddine de 1964, « Nausée Noire », sur un monarque brutal, a été clairement influencé par le poème classique de Césaire, Cahier d’un retour. Mais dans le débat sur la négritude, le journal a soutenu la critique basée sur la classe de Fanon, publiant un certain nombre d’essais par des panafricanistes marxistes. Le plus connu a été le discours du poète haïtien René Depestre au Congrès culturel de La Havane en janvier 1968 intitulé « Le parcours sinueux de la négritude », republié dans Souffles en 1969 (Depestre 1969, p. 42-46). Depestre avait également étudié à Paris, et faisait partie du réseau de Présence Africaine. Il était retourné en Haïti pour être emprisonné par le régime Duvalier, puis s’était enfui à Cuba. Dans le discours de La Havane, Depestre saluait des penseurs afro-américains comme W.E.B Du Bois, et Langston Hughes qui avaient jeté les bases du mouvement de la Négritude. Depestre déplorait que la Négritude, née dans la Caraïbe avec la révolution haïtienne, fût désormais devenue l’idéologie du régime tyrannique de Duvalier. Elle était devenue l’arme de la bourgeoisie noire utilisée pour occulter les rapports de classe, séparant la race de la classe. La négritude peut avoir été une « réfutation affective » appropriée du racisme blanc, mais elle a également conduit les penseurs noirs à « épidermiser » leur condition.5
Le poète-président sénégalais Senghor fit l’objet de vives critiques dans Souffles-Anfas, non seulement pour sa division réifiée de l’Afrique en une zone « berbèro-arabe » (avec ses « vertus bédouines ») et un « monde nègro-africain » aux logiques civilisationnelles différentes, mais aussi pour sa proximité avec le régime marocain. Peu de temps après l’entrée en fonction de Senghor au Sénégal, le roi Hassan est arrivé au pouvoir au Maroc (en 1961). Alors que le jeune monarque cherchait à amener le Maroc dans l’orbite des USA et de la France, Senghor se révélerait un allié et une âme sœur. Les chercheurs ont écrit sur l’influence de la Négritude sur les politiciens amazighs au Maroc, mais moins sur l’affinité de la monarchie pour la Négritude et son essence spirituelle (El Guabli 2022 ; Peyron, 2022, p. 247). Si Senghor, catholique, aimait à parler du Sénégal comme d’une symbiose harmonieuse de la négritude et de l’islam (en particulier ce que les colonialistes français appelaient « Islam noir »), Hassan II allait bientôt commencer à parler du Maroc comme d’un mélange d’islam mauresque et de civilisation, le royaume comme un arbre avec des racines profondes en Afrique et des branches en Europe. Bientôt, une curieuse coalition se formera à Souffles entre écrivains haïtiens, sénégalais et marocains opposés à l’autoritarisme inspiré par la négritude, consternés par les autocrates soutenus par les Français qui parlaient de soufisme et de valeurs spirituelles tout en menant la chasse aux gauchistes.
Le débat autour de la négritude – comme le débat en cours autour de l’afropessimisme et de la blackness aujourd’hui – touche à l’impérialisme américain, à la lutte afro-américaine, ainsi qu’à la relation de l’Afrique avec le monde arabe. En avril 1966, feu le critique d’art Abdullah Stouki – souvent décrit comme le doyen des journalistes marocains - écrira une critique cinglante dans Souffles du Festival mondial des arts nègres de Dakar. Il reprochait aux organisateurs sénégalais de solliciter le fétichisme européen pour les « arts primitifs ». Stouki déplorait l’absence de voix progressistes comme Paul Robeson et la militante anti-apartheid Miriam Makeba, notant que Senghor était de plus en plus répressif, et tenait un festival sous le patronage du général de Gaulle et de John F. Kennedy, ce dernier étant en train de « commettre l’un des génocides les plus atroces de l’histoire [au Vietnam] tout en continuant à nier les droits les plus fondamentaux des Noirs américains ». Le poète de jazz afro-américain Ted Joans, qui vivait entre le Maroc et Tombouctou, fit une remarque similaire dans une lettre à son ami le poète surréaliste André Breton, disant qu’il prévoyait de boycotter le festival de Dakar à sa « propre manière douce », en « traversant le Sahara » vers Oran, en Algérie (Tolan-Szkilnik, 2020).
La rivalité entre le camp panafricain continental de gauche et le camp pro-américain inspiré par la négritude s’est manifestée – et continue de s’exprimer - lors de festivals culturels. Souffles publie un dossier sur le Festival culturel panafricain organisé à Alger en juillet 1969, conçu comme une réponse au festival de Senghor à Dakar. Cinq mille interprètes, intellectuels et combattants de la liberté venus de toute l’Afrique et des Amériques se sont réunis dans la capitale algérienne. Le Manifeste culturel panafricain de 3000 mots produit par les délégués, reproduit dans Souffles, offrait une riposte tranchante à l’idée d’une Afrique bifurquée de Senghor. Dans un message enregistré de 40 minutes, Ahmed Sekou Toure de Guinée, rival de Senghor, répudiait l’idéologie du président sénégalais : « La négritude est donc un concept faux, une arme irrationnelle encourageant l’irrationalité fondée sur la discrimination raciale, exercée arbitrairement sur le peuple algérien, asiatique et sur les hommes de couleur en Amérique et en Europe. » Dans une réponse lue par l’éminent diplomate sénégalais Amadou-Mahtar M’Bow, qui deviendra plus tard le directeur général de l’UNESCO et un ami intime du roi Hassan II, Senghor a fait valoir que la négritude était nécessaire pour établir un pont entre l’arabisme et le « monde négro-africain » (Lindfors, 1970). Ces tensions reprendront huit ans plus tard, lorsque le Nigéria décidera d’accueillir le deuxième Festival mondial des arts et de la culture noirs et africains (FESTAC 77) comme suite au festival de Dakar. Dès le début, Senghor a exigé que les États d’Afrique du Nord n’aient qu’un statut d’observateurs au festival ; son ministre de la Culture déclarant que le Sénégal boycotterait l’événement s’il n’était pas limité aux seuls pays noirs. Le général Obasanjo du Nigeria, cependant, voulait que les États d’Afrique du Nord participent en tant que membres à part entière, et comme le rapportera le New York Times, les responsables nigérians ont accusé les Sénégalais de faire preuve de « sectarisme racial dans le sens le plus nauséabond » (Darnton, 1976).
Souffles était au centre de ce débat sur la définition de l’Afrique. La PANAF de 1969 s’avérera incroyablement générative pour les auteurs de la revue qui assistèrent au jamboree, se mêlant à des groupes révolutionnaires comme l’ANC, le FRELIMO, la SWAPO, le MPLA, rencontrant des personnalités comme Stokely Carmichael, Kathleen Cleaver, Archie Shepp et Nina Simone. La revue publiera ensuite un double numéro sur le festival avec des discours de dirigeants des colonies portugaises, une section en l’honneur des Black Panthers, avec une traduction du programme en 10 points du Black Panther Party. Dans un essai sur les Panthers, Serfaty mettrait en lumière le livre d’Amiri Baraka, Blues People (1963) et l’importance de la musique dans la lutte afro-américaine. Le numéro suivant de mars-avril 1970 inclura la poésie de Haki Madhubuti (Don Lee), fondateur de la Third World Press basée à Chicago ; son poème sur la contre-culture noire « A Message All Black People Can Dig » sera traduit par « Un message que tous les Noirs pourront piéger » (Villa-Ignacio, 2017).
La revue Souffles a été pionnière dans la lutte contre les géographies et les catégories coloniales, discutant de la question de savoir si la « race » était définie par la classe ou la culture – et s’il valait la peine de redéfinir ce concept colonial, comme Senghor essayait de le faire. Peu de temps après la guerre de 1967, Laâbi publiera un poème énigmatique intitulé « Race », qui mentionne le nom de Fanon, et racontera en termes viscéraux la violence universelle que ce concept colonial (avec ses hiérarchies) avait infligée à l’humanité. La pièce suscita une discussion animée parmi les auteurs de Souffles, notamment sur la façon de traduire le terme « race » en arabe. Ce débat se poursuit aujourd’hui, tout comme les différends entre les afropessimistes (héritiers ostensibles de la négritude) et leurs critiques marxistes, qui prétendent que l’afropessimisme « aplatit » la blackness et dématérialise la race (Okoth, 2020). Les festivals restent également un lieu majeur pour le déploiement du soft power et des conceptions de l’identité nationale : considérons les festivals soufis parrainés par l’État marocain, la tentative de l’Algérie de consolider ses références révolutionnaires avec le festival PanAf 2019, ou l’utilisation par le leader sénégalais Macky Sall de la Biennale de Dakar pour redorer son image (El Guabli, 2018 ; Boum, 2013).
Plusieurs articles de ce numéro de Souffles revisitent cette période de l’internationalisme afro-arabe/afro-amazigh. Aomar Boum examine un aspect peu connu de l’internationalisme afro-américain, retraçant l’histoire de la communauté afro-américaine bahaïe qui s’est formée au Maroc dans les années 1950. L’essai de Hisham Aidi sur l’histoire de la musique gnaoua montre comment cette culture marginalisée, singulièrement valorisée et célébrée par les colonialistes français, est devenue ironiquement la musique la plus connue du Maroc, un symbole des racines sahéliennes et de l’africanité de la monarchie. Brahim El Guabli, à son tour, scrute les écrits du nationaliste marocain et dirigeant de l’Istiqlal Allal El Fassi, lors de son exil au Gabon dans les années 1930, montrant comment, alors que les auteurs de Souffles parlaient de solidarité panafricaine, les bâtisseurs d’État marocains diffusaient leurs propres idées racistes sur l’Afrique.
La Tricontinentale
Souffles a pris un tournant politique militant, en 1968, établissant des liens avec le pouvoir cubain, la Chine de Mao, les communistes égyptiens et les Panthères noires américaines. Ce changement politique a été une réaction, entre autres, à la guerre arabo-israélienne de 1967 et aux révoltes étudiantes de mai 68 en France (Stafford, 2018). Mais c’était aussi dû à l’arrivée d’Abraham Serfaty à la barre du journal. Né dans une famille juive à Tanger en 1926, Serfaty a été arrêté pour la première fois par les autorités de Vichy à l’âge de dix-huit ans pour son activisme dans la Jeunesse communiste marocaine (Slyomovics, 2016). Il étudie l’ingénierie à l’École des Mines à Paris, puis retourne au Maroc pour rejoindre le mouvement anticolonial, ce qui conduit les autorités françaises à l’exiler en France pendant six ans. Après l’indépendance, il est retourné au Maroc, assumant des fonctions au ministère de l’Économie et en tant que chef de la recherche à l’Office chérifien des phosphates (OCP), la société minière d’État. À la fin des années 1960, ce haut fonctionnaire à tendance communiste était de plus en plus impliqué dans les grèves des mineurs et les manifestations syndicales, ce qui a conduit à son licenciement de son poste à l’OCP en 1968.
La même année, Serfaty rejoignit Souffles, après avoir rencontré Laâbi lors d’une réunion politique sur la Palestine. Jugeant le Parti communiste marocain poussif et sclérosé, ils ont lancé le groupe marxiste-léniniste Ila al-Amam. Sous la direction de Serfaty, Souffles a commencé à publier plus d’essais sur la politique et l’économie politique – la politique éducative au Maroc, le système bancaire international, le type de régime et la politique de classe, les révolutions latino-américaines – et beaucoup moins de poésie. « La littérature n’était plus suffisante », devait écrire Laâbi . Les poèmes de Nissabouri et Khair-Eddine disparaîtront lentement des pages de Souffles ; ci-après tout texte en vers présenté dans Souffles aura un ton politique explicite (comme un poème intitulé « L’appel de l’Orient », publié peu après la mort de Gamel Abdel Nasser en 1970 (El Amrani, 2008). Alors que le journal adoptait une position marxiste, politiquement et méthodologiquement, et devenait le porte-parole de la gauche radicale clandestine marocaine, les membres plus littéraires et artistiques de Souffles partiraient, consternés par le tournant militant de la publication. Le peintre Mohammed Melihi quittera Souffles et lancera Intégral, un magazine consacré aux arts. Le poète Mostafa Nissaboury est parti en même temps que Melihi et pour les mêmes raisons. Le sociologue Abdelkebir Khatibi et le romancier Tahar Benjelloun suivront.
Le mouvement tiers-mondiste mettait de grands espoirs dans la Conférence tricontinentale de solidarité prévue à La Havane en janvier 1966. Le rassemblement visait à réunir les dirigeants des mouvements révolutionnaires d’Afrique, d’Asie et d’Amérique latine, pour la première fois depuis la Conférence de Bandung de 1955. L’architecte de ce congrès tricontinental était le leader de l’opposition marocaine en exil et mathématicien Mehdi Ben Barka. (Selon la tradition de gauche marocaine, Ben Barka n’avait pas seulement inventé le terme « tricontinentalisme », mais il envisageait le Maroc comme un épicentre du mouvement pour sa localisation entre trois continents – Asie, Afrique et Europe.) Ben Barka s’était heurté à son ancien élève, le roi Hassan, quelques années plus tôt, lorsqu’il avait rejeté la nouvelle constitution marocaine de 1962. L’antimonarchisme de Ben Barka et son alignement sur les têtes pensantes des mouvements de gauche – il s’était lié d’amitié avec Amical Cabral, Malcolm X et Che Guevara – le rendaient objet d’anathème de la part du jeune monarque qui luttait contre le militantisme de gauche chez lui et tentait de s’intégrer à l’Occident. Lorsque Ben Barka s’est rendu à La Havane en 1965, Castro l’a informé que le roi marocain pressait le dirigeant cubain de le retirer de la tête de la Tricontinentale, sinon le Maroc cesserait d’acheter du sucre de l’île (Lentin, 1966, p. 44). Quelques mois avant la conférence, Ben Barka a disparu à Paris. Son destin reste une question hautement politique au Maroc : chaque année, sort un nouveau documentaire ou un nouveau rapport d’enquête sur ce qui est arrivé à ce héros du mouvement nationaliste marocain. L’opinion dominante est qu’il a été enlevé par la sécurité française, avec l’aide d’agents israéliens, puis livré aux services de sécurité marocains. Même la Commission Équité et Réconciliation, mise en place en 2004, n’a pas été en mesure de faire la lumière sur son enlèvement énigmatique en plein jour à Paris le 29 octobre 1965.
La première Conférence Tricontinentale a eu lieu dans la capitale cubaine en janvier 1966 et a rassemblé 500 délégués de dizaines de pays. La conférence publiera une résolution dénonçant le crime commis contre Ben Barka, soulignant la « responsabilité directe » du général Oufkir, ministre de l’Intérieur et bras droit du roi. Castro salua le « camarade Ben Barka » tombé en tant que visionnaire. Cette conférence conduira à la création de l’Organisation de solidarité avec les peuples d’Asie, d’Afrique et d’Amérique latine (OSPAAL). L’OSPAAL honora Ben Barka en publiant son discours en tant que Président du Comité préparatoire dans le numéro inaugural du magazine Tricontinental en 1967 (Ben Barka, 1967). La conférence a également inspiré le soutien militaire cubain aux mouvements anticoloniaux en Namibie et en Angola. Che Guevara, alors dans les montagnes de Bolivie, a envoyé une lettre à la conférence appelant à « créer deux, trois, de nombreux Vietnam », comme moyen de combattre l’impérialisme. Comme le Maroc n’avait pas de représentant à la Tricontinentale, le poète angolais et leader du MPLA Mario de Andrade a remis un rapport de la conférence, publié dans Souffles.
La révolution cubaine de 1959 a captivé la gauche marocaine, en particulier dans le nord du Maroc et au Sahara espagnol, deux régions encore gouvernées par Madrid. Fidel Castro s’intéressait aussi vivement au nord du Maroc sous domination espagnole, qui s’était dressé depuis les années 1890 contre l’impérialisme espagnol. Le Rif faisait partie de l’imaginaire nationaliste cubain depuis près d’un siècle. En 1893, le poète et nationaliste cubain José Martí avait écrit pour soutenir le soulèvement berbère contre la domination espagnole dans le nord du Maroc : « ¡Seamos moros! Soyons des Maures…nous qui mourrons probablement de la main de l’Espagne » (Martí, 1938, p. 201). De même, la défaite historique d’Abdelkrim contre les Espagnols à la bataille d’Anoual en 1921 inspira Castro et ses associés. En novembre 1956, lorsque Fidel et ses combattants se sont installés dans la chaîne de montagnes de la Sierra Maestra et ont lancé une guérilla contre l’armée de Batista, ils appliquaient une page du manuel d’Abdelkrim (Ramonet, 2006). Après la prise de pouvoir en juin 1959, Guevara, devenu ambassadeur de Cuba, s’est rendu au Caire et a rencontré Abdelkrim à deux reprises à l’ambassade marocaine pour discuter de la guérilla (« Guevara face, » 2009 ; Er, 2017). Radio La Havane a commencé à diffuser de la propagande antifranquiste directement dans le nord du Maroc et en Espagne, alors que Cuba étendait son soutien au FLN en Algérie et à d’autres mouvements de libération africains. Alors que les troupes cubaines s’unissaient à l’Algérie et combattaient le Maroc dans la guerre frontalière d’octobre 1963, les relations entre Rabat et La Havane se détériorèrent davantage.
Souffles avait noué des liens avec divers mouvements de libération latino-américains, réalisé des traductions d’œuvres publiées dans le bimestriel radical Casa de la Américas, basé à La Havane, qui, à son tour, traduisait des œuvres d’écrivains nord-africains et diffusait des publicités pour Souffles. Il n’est pas clair pourquoi Serfaty s’intéressait si vivement à l’Amérique latine - peut-être parce que son père, qui faisait partie d’une migration juive marocaine précoce vers l’Amérique du Sud, avait résidé au Brésil pendant dix-sept ans. Mais sous la tutelle de Serfaty, Souffles a publié des essais d’écrivains latino-américains comme le penseur mexicain Adolfo Sánchez Vázquez. Souffles a participé à même une tournée de conférences du romancier cubain Alejo Carpentier au Maroc en février 1969. La revue a publié des analyses des révolutions cubaine et bolivienne, et s’est demandé si la théorie cubaine du foco (foyer de guérilla) serait applicable au Maroc. Souffles a favorisé les débats sur le tricontinentalisme et l’anticolonialisme entre les langues et les régions. La publication avait également des liens avec le magazine Mawaqif du poète syrien Adonis à Beyrouth, reliant ainsi l’Amérique latine et le Moyen-Orient. Souffles a fait connaître les appels du sociologue égyptien Anouar Abdelmalek à une « sociologie tricontinentale », et l’idée du critique marocain Abdelkebir Khatibi d’une « pensée autre». Inspiré par l’appel de Fanon à quitter l’Europe et à « trouver autre chose », Khatibi jetait les bases de ce qu’on appelle aujourd’hui la pensée décoloniale. Dans son Local Histories/Global Designs (original anglais : 2000/2012 ; version espagnole : 2003 ; inédit en français), Walter Mignolo, spécialiste argentin de la décolonisation, décrit « l’autre pensée » de Khatibi comme une réponse spécifique de l’Afrique du Nord à l’impérialisme intellectuel et une tentative de trouver une alternative au système capitaliste mondial (Khatibi, 1971).6
Le coup d’État et les troubles civils dans le Maroc du début des années 1970 allaient ouvrir la voie à la Marche verte de 1975, rendant la « question sahraouie » primordiale dans la politique du royaume. En 1972, les militants étudiants sahraouis d’Ila al-Amam publient un essai dans Anfas (l’édition arabe de Souffles), dans lequel ils déclarent que, inspirés par la stratégie de Castro et Che Guevara dans la Sierra Maestra, ils espèrent faire de l’ancien Sahara espagnol un tremplin pour une révolution qui libérerait tout le peuple marocain du « régime comprador régressif » (Al-Sayyid, 2018). Le conflit avec le mouvement Polisario diviserait la gauche marocaine, car le groupe d’Ila al-Amam de Laâbi et Serfaty soutenait l’autodétermination dans l’ancien Sahara espagnol, tandis que leur allié le 23 mars, l’autre aile du mouvement marxiste-léniniste nommé après le soulèvement sanglant du 23 mars 1965, prônait une domination marocaine (al-Shāwī, 1992). En octobre 1972, un numéro de Souffles a été publié, avec un rapport sur la répression du régime contre le mouvement étudiant et l’interdiction de l’organisation étudiante nationale (UNEM) et de l’UNFP de Ben Barka. En avril 1973, le dernier numéro est publié. En 1974, Serfaty a été pris, le journal a été fermé, et les “années de plomb” mises en place. Lorsque le ministre marocain des Affaires étrangères Mohamed Benhima a rencontré Henry Kissinger à New York en octobre 1973, il a assuré son homologue américain : « Nous sommes contre tous les mouvements de libération» (Office of the Historian, 1973).
En 1980, le Maroc et Cuba ont rompu leurs relations diplomatiques à cause du soutien de La Havane au Front Polisario. Au début des années 2000, alors que les gouvernements de gauche accédaient au pouvoir en Amérique latine et qu’Hugo Chavez renforçait son soutien au Polisario, la diplomatie marocaine tourna de nouveau son attention vers l’Atlantique Sud. En 2004, le roi Mohammed VI a fait une tournée d’alerte en Amérique du Sud, signant des accords économiques, visitant des communautés juives marocaines centenaires et cultivant des alliances pour contrer le soutien cubain et vénézuélien au Sahara. (Hugo Chavez avait commencé à construire des écoles bolivariennes dans les camps de réfugiés de Tindouf.) Peu de temps après la mort de Fidel Castro, le Maroc et Cuba ont reconstruit des liens, aboutissant à des relations bilatérales complètes en 2018. L’ouverture du Maroc vers l’Amérique latine (et l’Afrique) se produit à un moment où l’ancien Sahara espagnol et la région du Rif sont politiquement résilients, mais elle a créé plus d’espace pour le dialogue et les échanges universitaires. Au cours de la dernière décennie, des chercheurs marocains ont étudié l’expérience de l’Amérique latine en matière de démocratisation, de justice transitionnelle et de montée des mouvements de natifs (Jebrouni, 2020). Dans ce numéro, Najwa Belkziz examine le rôle des mères marocaines des « disparus » dans le processus de vérité et de réconciliation au Maroc lancé en 2004, et comment il correspond aux mouvements des mères et grands-mères des desaparecidos en Argentine. Mohmmed Oubenal, chercheur à l’Institut royal de la culture amazighe, examine le rôle de la musique contestataire dans la région du Rif, en notant l’influence de la musique latino-américaine et de l’activisme des natifs.
Plus ça change
À la fin de 1969, Souffles a publié le numéro 15 entièrement consacré à la question de Palestine. Le numéro comprenait un poème de Laâbi intitulé « Nous sommes tous des réfugiés palestiniens ». Le collectif Souffles était solidement pro-palestinien dès le début. Dans sa critique de la Négritude, le poète haïtien René Depestre avait observé que la Négritude s’était transformée en un « sionisme noir » inacceptable, séparant le noir du peuple de la lutte tricontinentale du tiers monde. Après 1967, la cause palestinienne est devenue centrale pour Souffles, tout comme la politique et la langue arabes. Serfaty s’est particulièrement exprimé sur la question palestinienne, déclarant que la guerre de 1967 avait révélé la « nature rétrograde » des régimes arabes, « a signé l’arrêt de mort de Nasser et a ouvert la voie à des idées révolutionnaires ». Il craignait que le conflit israélo-palestinien pourrait signifier la fin de la présence millénaire de la communauté juive marocaine dans le royaume. Il signa un texte émouvant dans Souffles distanciant les juifs marocains du sionisme. « Je ne suis pas en exil », écrivait-il, « Je ne suis pas en exil ». Le dissident juif le plus célèbre du Maroc accusait Hassan II de s’allier au mouvement sioniste, et la bourgeoisie marocaine de faciliter l’émigration de ses compatriotes juifs. Il blâmait également le parti nationaliste arabe conservateur de l’Istiqlal pour son langage antisémite et pour avoir confondu judaïsme et sionisme (Serfaty and Elbaz, 2001). Serfaty mit également en avant le mouvement des Panthères noires israéliennes, constitué en grande partie de personnes d’origine marocaine, lorsque celui-ci s’est dressé contre la domination ashkénaze en Israël en 1971. En exil, il continuera à écrire sur la façon dont son identité de juif arabe est annulée par les nationalistes juifs et arabes, arguant que la convivencia entre Musulmans et Juifs de l’Espagne islamique pourrait rendre possible une « Nouvelle Andalousie ».
Les écrits de Serfaty résonnent profondément aujourd’hui, mais pas d’une manière qu’il aurait prédite. Cinquante ans après la réduction au silence de Souffles, l’alliance maroco-israélienne s’étale au grand jour, avec des liens diplomatiques établis en décembre 2020, en échange de la reconnaissance par l’administration Trump de la souveraineté marocaine sur l’ancien Sahara espagnol. Des vols en provenance d’Israël arrivent dans diverses villes marocaines, avec des Israéliens d’origine marocain revenant et accueillis en grand fanfare médiatique. La convivencia dont rêvait Serfaty est aujourd’hui devenue le mot d’ordre du processus de normalisation au Maroc et des Accords d’Abraham. Nous sommes honorés d’inclure dans ce numéro inaugural de Souffles une lettre inédite écrite par Abraham Serfaty en 1990 à un collègue américain à New York.
Cinquante ans après que Souffles se fut tourné vers l’Orient arabe, le Maroc est à nouveau à un tournant. Alors que les rêveries du printemps arabe s’estompent, c’est un moment qui rappelle la fin des années 1960, avec un autoritarisme contre-révolutionnaire, une nouvelle guerre froide qui se profile et le Maghreb qui doit à nouveau naviguer entre l’Orient et l’Occident. Une partie importante de l’intelligentsia marocaine s’éloigne aujourd’hui de l’arabisme – désespérée par des décennies de guerre, par l’effondrement du projet panarabe, et redoutant maintenant la prédation et l’« Engulfment » (engloutissement) par les monarchies du Golfe (El Guabli, 2021). Les jeunes sont à la recherche d’une alternative à travers la Méditerranée, à travers l’Atlantique et à travers le Sahara. Souffles-Monde s’efforcera de faciliter de nouveaux débats sur la langue, l’identité et la modernisation, en cultivant un dialogue civil qui attire les traditionalistes et les dissidents. Comme avec le Souffles original, il y aura une tension productive entre ls chercheurs littéraires et spécialistes des sciences sociales, entre les études culturelles et l’économie politique, entre les défenseurs de langues et d’approches spécifiques. Comme le Souffles original, nous inclurons des universitaires qui déploient différentes méthodologies, y compris l’analyse de classe marxiste, bien que Souffles-Monde n’aura pas la position marxiste-léniniste unifiée du Souffles d’après 1968.
Notre espoir est de créer une plate-forme décoloniale à partir de laquelle les contributeurs du Maghreb puissent s’engager avec le reste de l’Afrique et du Sud du monde – et vice versa. Comme l’écrivait Laâbi dans le premier numéro de 1966 : « Souffles ne se réclame d'aucune niche ni d'aucun minaret et ne reconnaît aucune frontière. Nos amis écrivains maghrébins, africains, européens ou autres sont invités fraternellement à participer à notre modeste entreprise. Leurs textes seront les bienvenus. ». Nous faisons notre cette invitation.
Traduit de l’anglais par Fausto Guidice